Mais, homme de recherches, esprit critique, il ne sera pas fixé par Jésus. Il va passer de l’Armée du Salut à l’anarchisme chrétien sous l’influence de Tolstoï. Il fonde « L’ère Nouvelle », sous-titrée « Revue d’émancipation intégrale et de communisme pratique ... rédigée par des disciples du Christ ». Dans le numéro 19 de janvier 1903, il déclare : « Je ne reconnais et ne pratique d’autre morale que celle de la liberté individuelle, intégrale, absolue – où qu’elle aboutisse. Je n’y pose d’autre limite que la liberté d’autrui...  » Son évolution continue, dès 1911 dans sa revue « Pendant la mêlée », il se déclare anarchiste-individualiste, mais c’est surtout dans « L’en-dehors » qui parait en 1922 qu’il va développer ses thèses sur l’individualisme anarchiste, le combat contre la jalousie, la camaraderie amoureuse. En 1923 parait « L’Initiation individualiste anarchiste » où E.Armand expose en trois cents quarante quatre pages et son refus de la société autoritaire et sa vision d’une société où pourraient vivre et se développer les thèses qu’il présente sur l’individualisme anarchiste « à notre façon ».

Il n’est pas possible en quelques lignes de rentrer dans le corps de l’œuvre d’ E.Armand. Disons simplement qu’il aimait pousser la théorie très loin sans trop s’occuper du réalisable. Cela l’amenait à se contredire. Ainsi lorsqu’il écrit qu’il est pour la liberté absolue ... mais qu’il y pose la limite de la liberté d’autrui. Ce n’est pas la seule contradiction qu’il avance, souvent du reste il le sait. Mais il faut reconnaître que c’est un manieur d’idées, un idéologue, un théoricien qui nous oblige à réfléchir. Comme Stirner, dont il est le continuateur (je n’ai pas écrit le disciple), il nous fait remettre tout en cause, chacun de nous surtout : l’Unique est sur la sellette. Propagandiste honnête, scrupuleux, il refusait d’allécher par la facilité, bien au contraire, il insistait sur le combat constant que chacun doit mener contre soi-même.

Curieusement, lui qui refuse les écoles, il en crée une : l’individualisme anarchiste à notre façon... Lui qui démontre l’inanité des systèmes il en propose un : le contrat individualiste. Chaque contractant y observera « constance, loyauté, scrupulosité, réciprocité, fidélité à la parole donnée et observation rigoureuse de tous les engagements pris, sauf cas de force majeure temporaire dûment justifiée » etc... Ceci étant le troisième point d’un contrat qui en comporte six... ! Mais si les thèses d’E. Armand peuvent paraître d’un utopisme inadéquat à la nature humaine, il n’empêche que le combat qu’il a mené passe par l’ensemble des refus que nous opposons à la société dans laquelle nous vivons.

Ses conceptions de lutte étaient la non violence et le refus : refus d’obéir, refus de fabriquer des objets nuisibles, refus de consommer inutilement.

En 1904, déjà, il présenta au Congrès Antimilitariste International qui se tint à Amsterdam, un rapport sur « Le refus de Service Militaire et sa véritable signification ». Puis ce fut le combat contre l’autorité, contre l’exploitation et la domination de l’homme par l’homme. Après avoir cru un temps à Jésus il devint athée et mena une lutte sérieuse et virulente contre les Églises. Il était l’ennemi de tous les préjugés et de tous les conformismes. Il opposa aux interdits sexuels l’amour libre, la liberté sexuelle, le combat contre la jalousie, le nudisme, le refus des discriminations dues aux sexes ou aux comportements sexuels etc.

Par deux fois il fut jeté en prison. En 1918, il y resta quatre ans, condamné sur réquisitoire du capitaine Dumolard (ça ne s’invente pas) pour une complicité avec un individu qu’il ne connaissait pas. Séverine a pu écrire : « Armand est condamné en raison de ce qu’il pense et non de ce qu’il a fait ». En janvier 1940, de passage à Thouars, il est arrêté. On trouve sur lui la traduction d’un article paru dans « L’Adunata di Refratari » intitulé « Contre la guerre ». Il est condamné pour cela à trois mois de prison ferme, puis est transféré dans différents camps. Il ne sera libéré qu’en 1942. Il a soixante-dix ans.

Après la guerre il fera paraître « L’Unique », digne successeur de « l’En-dehors ». En 1956, E. Armand ne se sent plus la force de faire paraître sa revue, mais il ne veut pas lâcher prise. « L’Unique » paraîtra alors en « Bulletins » encartés dans « Défense de l’Homme ». Le dernier de ces bulletins fut publié en fin février 1962 après la mort d’Armand.

Sa compagne Denise a écrit : « ... Armand a été avant tout un propagandiste pour qui la vie privée était toujours sacrifiée à la propagande ; rien ne l’arrêtait, ni fatigue, ni maladie, ni température inclémente, ni question d’argent : dût-il y laisser sa peau, il partait pour l’heure dite, n’attachant à la nourriture, à l’habillement, au confort, qu’un intérêt tout à fait médiocre... »

Il était très proche de nous par cette formule qu’il aimait répéter : « J’expose, je propose, je n’impose pas. »

Souhaitons que d’autres s’en pénètrent.

André ARRU