"Comment je me souviens de René" par Marc Prévôtel
Article mis en ligne le 25 août 2018
dernière modification le 6 mai 2018

par SKS

Témoignage paru sur le numéro spécial « André Arru » de la revue trimestrielle La Libre Pensée Autonome des Bouches du Rhône d’avril 2003.

Gamin j’en ai entendu parler, mais sans trop de détails… parce qu’il y avait un « secret ». Après la fin de la guerre les langues se délièrent. René Saulière avait appartenu au groupe libertaire de Bordeaux et, au moment de la mobilisation de 1939, il avait rencontré un réformé, André Arru, qui accepta de lui donner son livret militaire. Sous son nouveau nom René s’exila vers Marseille.

Lui et mon père durent se revoir lors des rencontres qui aboutirent à la constitution de la Fédération Anarchiste. Comme le montre la collection du Libertaire de la fin des années 40, René fit des tournées de conférences pour la FA sous son pseudo André Arru. Puis il y eut « l’affaire Fontenis » et René participa à la reconstruction du mouvement libertaire français à partir de 1952/53.

En 1955 j’ai passé le mois d’août en « stage ouvrier » à l’usine Kuhlmann de l’Estaque, ce qui nous a donné l’occasion de nous rencontrer chez lui et au cours du congrès national de la Libre Pensée qui se tenait cette année-là à Marseille.

Un dimanche notre conversation a porté sur l’Espagne. Même si, à ma connaissance, il n’y est pas allé, il a été contemporain de la guerre civile, alors que je n’avais que 3 ans en 1936. Ayant entendu de nombreuses discussions animées entre mon père et des copains de passage, je recherchais chaque fois que possible des informations sur ce démarrage de révolution libertaire écrasée par les franquistes, mais aussi par les staliniens.

J’ai retenu en substance ce qu’il m’a dit sur les premiers jours de la contre- insurrection principalement des militants de la CNT-FAI en Catalogne : quand Companys a rencontré leurs représentants et leur a dit « maintenant le pouvoir ici c’est vous », que pouvaient-ils faire ? René n’avait pas la réponse après 20 ans et je ne l’ai pas aujourd’hui. Quand on ne maîtrise pas les événements ou il faut s’y plier ou se mettre à l’écart. Or aucune de ces solutions n’est correcte, ni même celle de se laisser ballotter par les circonstances.

Ensuite nous nous sommes revus au congrès de la FA de 1956, à Vichy, où il était accompagné de René Bianco. Le dernier auquel il a participé, sous réserve de vérification, a été il me semble celui de 1962 à Mâcon. Entre-temps j’avais fait sept mois de voyage d’études aux États-Unis et 28 mois de service militaire, ce qui ne nous avait pas permis d’échanger quoi que ce soit.

Rendu à la vie civile il fallait chercher du boulot et j’ai couché chez lui en allant prendre contact avec une boîte de Marseille en mai ou juin 1961. Il a laissé tomber la FA deux ou trois ans plus tard et s’est lancé à fond dans la Libre Pensée qu’il a quittée quelques années plus tard pour des raisons d’éthique de son point de vue, sur un coup de tête du mien. C’était une de nos moindres divergences d’opinion… que nous traitions dans l’amitié.
Ce fut la Libre Pensée Autonome des Bouches du Rhône, mais son exemple ne fut pas suivi et je crois qu’il en fut déçu… alors qu’il était visible que les « conditions » n’étaient pas réunies pour que son exemple soit suivi. Il eut fallu au moins un minimum de travail de fraction et cela lui répugnait. Dans son genre il était moraliste. En fait nous n’avons jamais interprété Stirner de la même manière. Et alors ?

La guerre du Golfe a réveillé son pacifisme et, pour des raisons différentes, nous nous sommes retrouvés du même côté, c’est-à-dire contre Bush senior et Mitterand ces manipulateurs qui voulaient nous faire prendre une guerre pour le pétrole pour une guerre pour le « droit ». L’argument habituel pour entraîner les niaiseux.

Ensuite nous nous retrouvions de temps en temps, soit à Marseille quand j’y allais, soit dans le sud-ouest quand il y venait en vacances avec Sylvie. Toujours avec plaisir. Notre amitié était devenue de l’affection.

Nous avions en commun la conviction que les humains ne sont pas indestructibles et que ce sont eux qui ont inventé les dieux pour pouvoir croire qu’ils se survivent. Croyance stupide qui ne change rien à la réalité des faits et qui a provoqué (et cela continue) d’innombrables malheurs pour l’humanité. Nos seules chances de survie, si cela en vaut la peine, sont dans la mémoire de ceux qui demeurent. Et il est certain que je n’oublierai pas René tant que ma carcasse tiendra le coup.

Marc Prévôtel