Extraits de correspondances
Jeanne Humbert/André Arru
Article mis en ligne le 5 décembre 2016

Jeanne HUMBERT, le 6 mai 1980 :

« Paris, le 6/5/80

Cher ami,

Je ne t’avais pas envoyé ce tiré à part d’un article paru il y a près de cinquante ans.. Seulement à titre documentaire. Et aussi comme preuve de mes activités multiples. Car, si le néo-malthusianisme, auquel je suis ralliée depuis les premières années de ce siècle finissant, a charpenté ma pensée, a été et reste mon thème préférentiel, j’ai branché sur ce problème socio-démographique essentiel d’autres idéologies évolutives, créant ainsi une synthèse tendant vers un progrès social humain non illusoire. En libertaire absolue, sans attache et sas grade j’ai bataillé sur tous les fronts contre les abus d’un régime coercitif et ses lois liberticides, contre un militarisme et ses criminelles séquelles, contre l’intolérance et les interdits religieux, l’asphyxiant conformisme bourgeois. Enfin, j’ai lutté contre tout ce qui opprime, dégrade et abime la vie. Cela dans mes livres, brochures, innombrables conférences et centaines d’articles répartis dans La Grande Réforme et dans beaucoup d’autres publications parues en France et ailleurs. Ma vie n’aura été qu’une longue suite d’efforts, de volonté, d’action verticalement maintenue. Pour qui ? Pour quoi ? Au crépuscule.. Je m’interroge. Et si c’est sans regrets, ce n’est pas sans mélancolie. A quoi aura vraiment servi tout ce travail interférent.. que je ne cesse d’accomplir ?

Pour en revenir à La Femme et la Libre Pensée, si tu le juges bon, tu en fais ce que tu voudras.

Ci photo, un peu passée, du vieux Méric. C’est très bien que Monclin se soit chargé de l’article. Il a fréquenté Méric de près durant toute la période de La Patrie humaine, et sans doute a-t-il pu étudier l’homme et le militant suffisamment pour en parler avec intérêt.

J’ai toujours beaucoup insisté sur la nécessité de la culture individuelle ; culture générale, bien entendu. Cela me met en mémoire un passage de cet inestimable sauvageon de Léautaud qui, dans ces "Propos d’un jour" donnait ces conseils, qui pourraient s’étendre à d’autres que "ceux qui veulent écrire" : "Toi qui veux écrire, ne lis rien de bas comme esprit, de commun comme style, de servile comme idée, de populaire comme tendance. Cherche toujours haut et libre."

J’espère que ton séjour dans la péninsule ibérique t’a fortifié dans ton langage. De ce pays aux mille idiomes, j’ai gardé peu d’éléments. Une langue, comme la gymnastique, si on ne la pratique pas couramment, on se rouille.

Bien cordialement à toi et aux amis de la L.P. »

Jeanne HUMBERT, le 3 janvier 1981 :

« Je pense que malgré mes envois minimes et dispersés, vous me comptez à la Ligue (sic) comme des vôtres. »

André Arru, le 20 janvier 1981 :

« Avec ou sans envoi tu es des nôtres ou mieux encore nous sommes des tiens. Il est vrai que je vais avoir dans 6 mois 70 ans… mais tu fais partie de ceux qui m’ont montré le chemin.

Oui, je suis de ta famille de pensée et de la famille anarchiste, si prenante, si décevante, si intéressante . Si je ne crois plus à la réalisation de la « société anarchiste » pour laquelle j’ai milité longtemps, je considère la philosophie anarchiste comme un moyen d’accès pour chacun à une éthique personnelle harmonieuse permettant de trouver l’équilibre et le plein emploi de soi-même. »

Jeanne HUMBERT, le 26 janvier 1981 :

« Je verrai si je trouve le temps de t’envoyer quelque chose. Mais, le temps et les temps sont tellement hostiles et courts à la fois ! Et le découragement tellement grand devant tant de dérisoires résultats des efforts faits partout ! Les anarchistes à la Kropotkine, Reclus et consort ont de quoi méditer sur les hypothétiques paradis promis… après-demain ! Ils ne sont pas réalistes et restent plongés dans leurs illusoires progrès dans la pensée générale. Il est bon, comme tu le dis , d’avoir sucé ce lait. Il désintoxique. Mais il est grave de persister à prôner des lendemains impossibles à réaliser. Il faudrait changer l’espèce, cette sale espèce humaine, plus bête que les botocudos, plus cruelle que les tigres du Bengale et plus cupide que tous les Harpagons réunis. Là, encore, l’éducation, que nous avons toujours mis en avant de toutes nos activités, a fait complètement défaut. Comme disait Voltaire : « Quoi que nous fassions, nous laisserons le monde aussi bête et méchant que nous l’avons trouvé ».
Sur ces bonnes paroles réconfortantes… Je t’envoie mes amitiés. »

André Arru, le 12 février 1981 :

« L’erreur des anarchistes (de la plupart) est de vouloir construire de toutes forces une société, de vouloir faire la révolution. Ah, cette sacro-sainte révolution qui doit changer les êtres humains du jour au lendemain d’un coup de baguette magique. Je m’y suis laissé prendre un temps, tout en gardant tout de même un peu de recul. La société n’est que le reflet des individus qui la composent. Elle sera toujours en retard et médiocre par rapport aux minorités progressistes, non-conformistes. »

Jeanne Humbert, le 13 février 1981 :

« Justement, je suis tout à fait d’accord avec toi. Les humains (si l’on peut dire) ne sont nullement préparés à vivre libertairement et la révolution, si elle change les régimes (souvent en pire) ne change pas les êtres. C’est pourquoi, nous avons toujours insisté sur la nécessité de l’éducation des individus. Et c’est un point auquel les militants n’ont pas l’air d’attacher l’importance qu’il comporte. Je me suis beaucoup acharnée là-dessus, sans grand écho ni résultats… »

André Arru, le 18 février 1981 :

« A l’encontre de toi, j’ai quelque gêne à ne pas tutoyer ceux que je considère comme des copains, ceux que j’estime. Le vouvoiement pose pour moi une certaine barrière. Ce ne sont pas des « principes » mais un comportement. Cela tient sans doute au déroulement de ma vie. Je suis parti de chez moi, j’avais 15 ans, en rébellion, et lorsque quelques années plus tard j’ai rencontré le milieu anar, j’ai trouvé une fraternité, une amitié… une nouvelle famille mais cette fois dans le sens le meilleur. Il est vrai que j’ai eu de la chance pour mes débuts dans cette voie, le groupe de Bordeaux était très agréable et très vivifiant. »

André Arru, le 30 septembre 1981 :

« Merci de tes compliments pour ma brochure. Elle pèche par la forme. Le fond, je l’avais assez bien décortiqué. Il est vrai que l’écrit de STIRNER a été pour moi une découverte extraordinaire. Ce brouillard qui se déchire et dont je parle, c’est vraiment ce qui s’est passé. Je l’écrirais peut-être mieux à présent, mais jamais avec autant de spontanéité, de vérité. »

Jeanne Humbert, le 3 juin 1981 :

« Je travaille, en ce moment, à réunir une documentation sur Manuel Devaldès (tant oublié). La rectitude de sa vie, de ses activités de néo-malthusien et d’écrivain lettré est remarquable. Insoumis à la guerre de 14-18, il se réfugia en Angleterre où il fut jugé et reconnu comme objecteur de conscience après examen de tous ses écrits contre la guerre. Il ne revint en France que passé l’âge de la prescription militaire.

Je vais essayer d’en tirer un portrait ressemblant. Mais, que de relectures de lettres, de textes et de souvenirs personnels à extirper d’une mémoire tant encombrée…

Un certain recul dans le temps, l’éloignement des gens et des choses nous les font voir sous un jour plus véridique. Le présent nous aveugle par sa lumière trop crue, son choc brutal sur notre perception sentimentale, intellectuelle et même charnelle. Notre vue s’éclaire et s’objective quand on la dirige vers une époque plus tardive, un passé si présent. Le présent est si éphémère et si rapidement daté. Quand ma pensée s’égare sur mon entourage, sur certaines circonstances de ma vie d’il y a cinquante ou soixante ans, je ressens les faits qui en émanèrent diversement et plus profondément que je les ai vécus à ces moments.

Une réflexion resserrée et lavée de nos propres jugements doit intervenir si l’on veut relater un maximum de certitudes, surtout s’il s’agit d’essais biographiques, sans que cela devienne ennuyeux mais vivant. La hâte, le bâclé, les renseignements plus ou moins fantaisistement transmis, qui ne correspondent pas toujours à la réalité, ne constituent jamais un document suffisant.

Evidemment, cela exige beaucoup de travail, de recherches et aussi de la place pour loger le tout. Cette étude sur Devaldès pourrait peut-être convenir à la Revue ? »