UN RASSEMBLEMENT ANARCHISTE EST- IL POSSIBLE ?
Article d’André Arru paru dans le numéro 50 de la revue mensuelle « DEFENSE DE L’ HOMME », novembre 1952.
Article mis en ligne le 22 avril 2009

A différentes reprises, dans cette revue, Louis Lecoin a proposé une conférence qui réunirait les anarchistes de tous courants, tendances et positions dans le but de créer un mouvement anarchiste vaste, rajeuni, dynamique, enthousiaste et dont la puissance serait d’autant plus augmentée que le rassemblement serait plus réussi.

Il semble que cette proposition vienne à son heure, elle est la conséquence d’une opinion générale qui se fait de plus en plus nette dans l’ensemble des composants du milieu anarchiste, malgré, il faut l’avouer, des résistances qu’il ne faut pas sous-estimer, car elles pourraient, par leur intransigeance, faire retarder l’éclosion et la réalisation de ce projet.

Il est donc indispensable, à mon avis, de bien étudier cette proposition avant tout commencement de réalisation de sorte que la volonté d’entente soit au-dessus des querelles de chapelle ou d’individus.
J’ai la certitude que si les composants anarchistes veulent sortir de l’ornière où ils se sont embourbés lorsqu’ils ont inventé le système de la « double-étiquette » (anarchiste-communiste, anarchiste-syndicaliste, anarchiste-individualiste, et., etc…) il est nécessaire qu’ils se rallient à cette idée d’entente générale. Je le répète, l’ensemble des anarchistes y est prêt et nombreux sont les sympathisants qui attendent ce réveil de notre mouvement pour faire corps avec lui.
Il suffirait pour cela que chacun de nous considère que l’entente sera d’autant plus solide et plus sincère que la tolérance la plus large en serait la base. C’est une lapalissade de dire que de la tolérance naît la liberté et bien une autre que d’ajouter que c’est la liberté que réclament les anarchistes, tous les anarchistes. Et c’est pourtant par la méconnaissance de l’idée et surtout de la pratique de tolérance que stagnent les groupements anarchistes depuis de très longues années, et certainement plus aujourd’hui que jamais.

Il ne s’agit pas d’accuser. L’étude historique de l’anarchisme nous permet de nous expliquer les erreurs d’aiguillage. Le sectarisme a dans notre passé ses excuses même s’il est loin de démontrer sa nécessité. Hélas, l’abandon des groupements anarchistes par la majeure partie de ses éléments en est le résultat désastreux ; surtout par les conséquences qui en résultent pour l’idéal que tous les anarchistes ont à cœur de défendre et de propager.

Trop souvent des anarchistes sont tendance à copier sur les procédés de partis politiques parce que ces derniers réalisent des succès spectaculaires que nous ne paraissons pas obtenir. Il y a là une erreur fondamentale qui peut à mes yeux représenter la « maladie infantile des anarchistes ».

En effet, tenant compte que seuls les anarchistes défendent la liberté, non seulement dans le sens économique, matériel du mot, mais aussi dans le sens humain, (ce qui nous fait accuser de sentimentalisme bourgeois par les communistes) nos procédés ne peuvent être qu’identiques à notre philosophie, c’est-à-dire absolument différents des procédés des partis politiques qui refusent de concevoir la liberté pour elle-même. Ainsi l’action des anarchistes prend des proportions spectaculaires dans des époques troublées où les populations sont brusquement libérées des oppressions qui les contraignent.

[(L’anarchie n’est pas, comme certains le croient, la vérité, elle n’a ni maître, ni dogme, ni morale, ni liturgie. Elle s’appuie sur la science, sur la logique, sur la raison, mais elle n’est pas, dans le sens glacial des mots, scientifique, logicienne, rationnelle. L’anarchie n’est que principes. Elle est faite des aspirations les meilleures de l’homme. Elle tend à le conduire vers quelque chose, ce quelque chose étant le mieux, le beau, le bien, le juste, l’utile, l’agréable. Ce sont les principes positifs.)]

[*L’anarchie nie, c’est-à-dire refuse les instincts néfastes. Elle tend à faire disparaître le pire, le laid, le mal, l’injuste, le nuisible, le douloureux. Ici nous avons à faire aux principes négatifs. Si on les appelle aussi destructeurs, c’est parce que l’individu et la société sont construits sur les tendances instinctives néfastes qu’il faut démolir.
L’anarchie n’est donc que philosophie.*]

L’homme anarchiste n’est que le résultat de ce qui l’a le plus touché de cette philosophie. De plus, il est action, il veut réaliser ; c’est ici la pierre de touche, c’est l’action ou plus exactement le désir d’action qui sépare, fractionne les anarchistes.

L’individu vient à l’anarchie par des chemins différents. Sa pensée, son expérience, ses connaissances sont autres que celles de chacun des autres ; de même ne seront pas identiques ses croyances, ses certitudes, son raisonnement et son comportement. Ainsi les anarchistes se rejoignent sur l’ensemble de la philosophie, ils se séparent souvent à propos de l’action à mener.

Ce que nous appelons la philosophie anarchiste est, du reste, la démonstration de ce qui précède. Quelle diversité d’expression, de conception, de sentiment, de connaissance dans ceux que nous considérons comme les pères de l’anarchie !

Nous y voyons se côtoyer : le théoricien constructeur Proudhon, le bouillant et si divers Bakounine, les sages frères Reclus, le scientifique Kropotkine, le chrétien Tolstoï, l’impitoyable individualiste Stirner, le sage cynique Han Ryner et j’en passe… Parmi les vulgarisateurs nous trouvons des camarades aussi différents dans leurs propagandes, leurs agissements et leurs explications que Jean Grave, Malatesta, Louise Michel, Sébastien Faure, Emile Armand, Pierre Besnard, Eugène Humbert, Berneri, Voline, etc… etc…

Il ne peut être question de classer sous l’étiquette anarchiste les disciples de l’un des personnages précités car, dans ce cas, ils seraient seulement des Proudhonniens, Bakounistes, Stirnériens, etc… L’anarchie n’est pas plus Bakouniste que Stirnérienne, elle fait automatiquement siennes toutes les pensées et études faites sur l’homme et son comportement social qui reconnaissent l’animalité de l’homme, sa perfectibilité, son besoin de liberté, la personnalité intégrale de chaque être depuis sa naissance jusqu’à sa mort et qui rejettent comme néfastes, rétrogrades et nuisibles toutes les contraintes morales, spirituelles ou physiques. L’anarchie n’est qu’une grandiose synthèse de différentes expressions anarchistes. Le temps et les hommes ont cousu chaque expression l’une à l’autre comme une couturière ferait un manteau d’Arlequin ou un marbrier une mosaïque, et si de tous temps chacune des expressions n’a pas été et n’est toujours pas entièrement valable, chacune d’elles est et reste inséparable des autres. Qu’une synthèse nette, clarifiée, limpide soit souhaitable, qu’elle soit possible, c’est à mon avis une question que seul le temps résoudra et d’autant plus vite que les différents acteur de la pensée anarchiste seront non plus théoriquement mais pratiquement solidaires les uns des autres.

La pensée anarchiste, tout en étant multiforme a donc des fondations solides et bien cimentées entre elles.

Ce sont ensuite les anarchistes qui se divisent pour savoir par quels moyens ils lutteront en faveur de cette philosophie et pour tenter de la réaliser. Et c’est ici que l’erreur se glisse énorme, monstrueuse. L’anarchie c’est la vie, toute la vie, individuelle, sociale, économique, humaine. C’est une conception nouvelle de la vie sous tous ses aspects et ceux qui prétendent que chevaucher uniquement leur dada (dada conception, dada courant, dada tendance etc…) est le seul moyen de résoudre l’immense problème de la vie sont bien naïfs, s’ils sont sincères. Le dada quel qu’il soit est bon, utile, indispensable, lorsqu’il n’exclut pas les autres, lorsqu’au contraire il s’y soude, lorsqu’il fait partie intégrante du manteau d’Arlequin. L’anarchie ne peut pas être uniforme, pas plus qu’elle ne peut pénétrer ni socialement, ni individuellement par une seule brèche. Il faut déjà un commencement d’écroulement général dans le domaine de l’ordre moral et social pour que l’anarchie pénètre dans le cerveau humain. En cet instant, elle s’y insinue de partout à la fois pour concevoir peu à peu un nouvel ordre sans ordre, une nouvelle morale sans morale, une société policée sans police. C’est en somme un nouvel entendement des hommes et des choses.

Il faut donc que chaque individu qui rejoint l’anarchie se fasse une raison : aucun courant, aucune position ou tendance etc… n’est bon en soi s’il est seul, il n’est valable qu’autant qu’il est complété, vivifié, brassé par et à d’autres courants, positions, tendances etc…
De cette tolérance mutuelle peut naître un accord sur les bases communes existantes. Le mouvement anarchiste ainsi constitué, débarrassé de sa faiblesse interne, de sa « maladie infantile » sera à même de se consacrer aux tâches innombrables qui l’attendent. Comme par le passé, il sera aussi divers, mais uni ; la vérité, l’originalité de ses composants sera aussi grande, mais ils seront solidaires ; les thèses seront aussi mouvantes, mais débarrassées de leur sectarisme et de leur outrances et sous l’effet de la collaboration elles se sépareront de leurs contradictions apparentes, mais en fait inexistantes.

L’expérience reste à faire ; pour les désabusés cela représente une gageure ; pour moi je continue à croire que si l’ensemble des anarchistes voulaient s’en occuper sérieusement, l’accord serait rapide et durable. Les anarchistes contemporains n’ont pas tellement d’action d’éclat à leur actif, pour qu’ils ne tentent pas la réalisation de celle-là.

ARRU


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