Article d’André Arru paru dans Le Monde Libertaire de décembre 1954.
LE CHOIX D’UN ROLE : DON QUICHOTTE ?
Mise en ligne :
Article mis en ligne le 30 avril 2010

Il y a plus de soixante ans, Elisée Reclus, dans une brochure Evolution, Révolution, concluait ainsi :
« ...Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder. D’ailleurs ne s’accomplit-elle pas constamment sous nos yeux, par multiples secousses ? Plus les consciences, qui sont la vraie force, apprendront à s’associer sans abdiquer, plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur valeur, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte .Le jour viendra où l’évolution et la révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de l’idée à la réalisation, se confondront en un seul et même phénomène. C’est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde. »

Depuis l’humanité a subi la guerre de 1914-1918 qui représente une cassure nette pour une grande partie de l’Europe, quant à l’évolution sociale. Mais en même temps la Révolution russe fut un espoir. D’elle on peut dire aujourd’hui, que plus encore que le conflit mondial, elle a modifié totalement la marche de l’évolution et des révolutions du monde depuis son avènement à nos jours. Non seulement dans le cours de son histoire elle a décapité les partis communistes de ses meilleurs éléments par la calomnie, la violence et le désespoir, mais encore elle a jeté le trouble dans l’ensemble du mouvement révolutionnaire. Le parti communiste russe et ses filiales ont joué un rôle dans tous les événements mondiaux et le poids de leur puissance est dans tous les cas à ajouter aux forces de régression. Il suffit de connaître leur comportement en Italie, Allemagne, Espagne et France depuis 1920 pour en être objectivement certain.
Le passage de l’Italie et de l’Allemagne au fascisme démontre plus encore dans l’esprit que dans les faits que la guerre mondiale avait brisé l’élan de progression constante pour amorcer une phase de régression. La révolution espagnole, violente, volontaire, les mouvements sociaux en France à la même époque, beaucoup plus timides, tentaient de rompre ce retour en arrière, mais déjà il était trop tard, l’échec était du à l’indifférence des consciences amies et à la puissance organisée des couches sociales ennemies.

A cause de cette succession de faits peut-on conclure que les espoirs de Reclus, partagés par l’ensemble des penseurs révolutionnaires du siècle dernier, étaient plus passionnés qu’objectifs ; que l’humain, toujours plus facilement emporté par la perfectibilité dans le pire plutôt que dans le meilleur, s’avère inadaptable aux conditions nécessaires à l’acheminement vers une société saine ?
Il est vrai que les révolutionnaires d’avant 1900 avaient pris leurs espoirs pour des réalités. Ils vivaient une époque très dure où les mots révolution et réaction avaient leur plein sens. Le fait d’amener à la lutte des êtres jusque là passifs, représentait de tels efforts et de tels risques, qu’une bataille engagée était déjà une victoire sur le passé. A ce degré d’enthousiasme il est difficile d’apporter un frein à l’imagination et la transposition se faisait claire, précise. Il était rare qu’un penseur révolutionnaire n’aie pas imagé le déroulement complet de la révolution finale, de l’évolution qui la précédait et de celle qui la suivait. Pour eux, la connaissance aidant, la conscience allait se développer à pas de géants et écraser en peu de temps, par le système « boule de neige », les vieilles routines, les préjugés, les oppositions.
Il n’en a pas été ainsi et nos anciens seraient profondément déroutés, plus encore que nous ne le sommes, en constatant que l’évolution et les révolutions qui se sont produites dans la moitié du siècle n’ont jamais eu un caractère de nette ascension, que l’amplification du savoir n’a pas été suivie d’une même proportion régressive des croyances et que la conscience, loin d’avoir été aidée par la connaissance, a subi dans le même temps un préjudice considérable au profit du machiavélisme et du je-m’en-fichisme.

Ceci est la partie passif. Mais à l’actif que de chemin parcouru ! Ainsi, si l’on compare le niveau de vie des travailleurs d’avant 1900 à celui de ceux d’aujourd’hui, on peut dire que son amélioration a été immense et cela en toute objectivité. Aux conditions de temps de travail et de standard de vie, il faut ajouter l’énorme progrès fait sur l’idée de sécurité. L’adoption de formules telles que : l’allocation chômage, la Sécurité Sociale, les congés payés, les allocations familiales, les retraites, ont apporté en plus de quelques améliorations matérielles dans la condition ouvrière, un bouleversement important dans les rapports entre classes.

Toutes ces réalisations qui sont loin d’être de belles institutions sur les plans d’organisation et de justice, étaient le plat de résistance des revendications immédiates des révolutionnaires d’il y a cinquante ans et faisaient sortir les chassepots de la réaction et de l’Etat. Elles sont et resteront les principaux acquis sur lesquels aucun clan ni aucun gouvernement ne peut revenir entièrement.
Prenons un autre exemple : l’école. En 1894, pour avoir mis en pratique une méthode d’éducation nouvelle, Robin était révoqué ; en 1911, en Espagne, Francisco Ferrer était fusillé ; vers la même époque, on impliqua Sébastien Faure dans une affaire de moeurs pour tenter d’atteindre « La Ruche » ; plus récemment encore, en 1933, Freinet était déplacé, et on pourrait ainsi citer des dizaines de cas. Aujourd’hui, les méthodes rationnelles, actives, sont en train de conquérir l’ensemble de la pédagogie mondiale.

C’est dans tous les domaines que les idées révolutionnaires ont pénétré. Malgré l’apparence de régression, effective dans les moments cruciaux, l’évolution freinée, quelquefois arrêtée, reste sous pression et au moindre relâchement reprend sa marche. Mais elle est loin d’aller à pas de géants. Son chemin est semé d’embûches, d’ennemis : le conservatisme, la réaction, l’ignorance, l’imbécillité, les intérêts, les préjugés, etc., et, couronnant le tout, l’autorité dont le rôle unique est de protéger le passé contre l’avenir.

Pour que la marche fut plus rapide il eut fallu que la progression des éléments d’avant-garde soit numériquement ascendante. Hélas ! Contre cette progression les ennemis sont aussi les mêmes que pour les idées et il faut y ajouter les trahisons de plus en plus importantes des « partis de gauche » et des organisations ouvrières importantes. Partis et mouvements où, dans le passé, malgré les trahisons naissantes, se faisaient une formation et une éducation révolutionnaires et qui aujourd’hui ne fournissent plus ni un homme, ni une idée, ni une lutte à la révolution.

Il ne reste plus pour défendre les grandes idées, les grands chambardements que quelques petits noyaux absolument privés de tous moyens matériels dans une époque qui en exige de plus en plus. Débordés et impuissants devant l’énorme tâche qui les sollicite, ils manquent d’enthousiasme, d’illusions. Ils n’entraînent, ni n’attirent. C’est ce qui explique les lâchages.

Pouvons-nous laisser l’exploité redevenir serf ? Ne plus lutter contre l’injustice, la misère ? Ne plus nous indigner contre l’argousin, le mouchard ? Laisser le bigot caviarder Balzac, Hugo, Zola et les autres ? Ne pas nous opposer de toute notre volonté, de toute notre conscience à la guerre ?

Pouvons-nous ne pas combattre les cafards, exploiteurs, marchands du temple, politiciens, affameurs, profiteurs et autres scélérats de toute espèce ?

Pouvons-nous rester sourds, aveugles, insensibles ?

Un homme qui s’est un jour identifié d’assez près aux pensées anarchistes en connaissance de cause, a peu de chances de rester indifférent à la tragi-comédie qu’est l’aventure humaine ; mais indifférent ou sensible il est toujours acteur de la pièce dans laquelle la vie l’a jeté et d’où seule la mort le licenciera. Alors s’il n’a pas choisi la pièce, il peut toujours revenir sur le choix de rôle. Pourquoi pas le rôle de celui qui refuse tout ce qui est laid en faveur de tout ce qui est beau ? Don quichotte alors ? Peut-être, mais à tout prendre n’est-il pas plus agréable et en définitive plus payant que celui de l’imbécile ou que celui de traître ?

André ARRU


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