Témoignage d’André Arru pour le CIRA
« LES ANARCHISTES ET LA RESISTANCE » Bulletin du CIRA n° 21/22, septembre 1984.
Article mis en ligne le 2 juin 2010
dernière modification le 4 juin 2010

TEMOIGNAGE de Jean René SAULIERE, alias André ARRU,
l’un des détenus de la prison Chave à Marseille et
l’un des évadés de la maison d’arrêt d’Aix-en-Provence.

Fait à Marseille le 20 août 1970.

Une partie de ce témoignage, relatant l’insoumission, l’entrée dans la clandestinité, l’activité militante d’André, puis l’arrestation et la détention à la prison Chave, a été publiée dans « Libération de Marseille » de Pierre Guiral.

« Pacifiste et anarchiste militant, j’avais décidé, quelques années avant la mobilisation de 1939, de refuser toute guerre. Aux motifs connus des pacifistes et des révolutionnaires, qui considèrent la guerre comme une solution pire que le mal que l’on prétend vouloir combattre, il faut ajouter mon caractère qui empêchait toute concession que ce soit en faveur de la patrie ou de la famille. Mes actes devaient affirmer la sincérité de ma propagande passée. J’en étais conscient et il ne m’est même pas venu à l’idée de reculer. Il était aussi bien entendu que mon refus ne s’accompagnait nullement d’une soumission volontaire à l’arrestation qui devait s’ensuivre. Mes vues étaient de tenter d’y échapper pour pouvoir ainsi continuer ma lutte de pacifiste et d’anarchiste.

C’était du reste un point de vue commun dans les milieux libertaires et syndicalistes révolutionnaires de cette époque. Dans le seul groupe anarchiste de Bordeaux, quelques mois avant la mobilisation générale, nous étions une bonne douzaine dans ces dispositions. Mais nous n’avons été que deux à ne pas nous rendre, le 3 septembre 1939 et, deux jours après, je restais tout seul.

Je me cachai donc pendant cinq mois à Bordeaux, d’abord chez divers camarades et amis et puis, à bout de caches, je retournai chez moi. Pendant tout ce temps, je restais cloîtré le jour et sortais quelquefois la nuit. C’était pénible et le danger de me faire prendre augmentait de jour en jour. Après m’être procuré un livret militaire de réformé n° 2, je me décidai à partir pour Marseille, où j’arrivai le 13 février 1940 à 6 heures du matin. La première impression, en prenant pied à la gare Saint-Charles, fut très désagréable. J’étais parti de Bordeaux avec une température de + 20 °, j’arrivais à Marseille le lendemain en plein mistral avec -5°.

En descendant l’escalier monumental de la gare, je faisais le bilan de la situation un peu en frissonnant, mais pas seulement de froid. Je devais en effet me mettre en tête que je m’appelais bien André Arru, que, malgré ma stature, j’étais réformé définitif et qu’il fallait que je me débrouille. Je n’avais, comme pièce d’identité, qu’un seul livret militaire un peu gratté, pas de travail, pas de logement fixe ; je n’avais jamais mis les pieds à Marseille ni dans la région. Je ne connaissais personne. Je ne pouvais oublier que mon vrai nom était porté sur un bulletin de recherches qui traînait dans toutes les gendarmeries et commissariats de France et qu’il fallait que j’évite toute maladresse. Par contre, ma fortune se montait à 5000 francs d’époque, cachés sur moi. C’était tout de même la possibilité de vivre plusieurs mois. J’allai louer une chambre à la journée au premier hôtel venu sur le boulevard d’Athènes.
Deux jours après mon arrivée, en traversant le square qui existait derrière la Chambre de Commerce, des « gardiens de la paix » (en 1940 !) me demandaient mes papiers. Je sortais « mon » livret militaire, déclinais mes nom, prénoms, âge, profession, noms des père et mère et raison de ma présence à Marseille, sans bafouiller, mais le cœur en émoi. Je reprenais possession de « mon » livret ; les interlocuteurs étaient satisfaits. J’avais passé avec brio mon premier examen d’homme en rupture de ban.

Quelques jours après, je dénichais une chambre meublée à l’angle du boulevard Baille et de la rue de Lodi et, dans le même temps, me faisais embaucher comme employé gérant d’un petit poste à essence à Saint-Loup. Il y avait 5000 francs de caution à donner immédiatement. Sous un prétexte quelconque, j’en donnais 4500 ; il devait me rester une centaine de francs en poche. J’appris assez vite mon nouveau métier qui n’avait rien de commun avec mon passé de représentant. C’était dur par le travail lui-même et par sa durée. J’ouvrais à 6 heures du matin sans interruption jusqu’à 20 heures, mais ma « planque » me paraissait bonne. Deux mois après, je trouvais une chambre à Saint-Loup. Je m’installais.

J’eus alors la chance d’entrer en relation avec un sympathisant libertaire d’origine italienne, François, qui me présenta à d’autres. Ensuite, je me liais avec des réfugiés espagnols, libertaires pour la plupart, qui habitaient Saint-Loup. Tout ceci m’amena à connaître aussi des anarchistes français ayant milité avant la déclaration de la guerre.
Dans le même temps, un camarade de couleur noire, Armand, du groupe de Bordeaux, démobilisé de Syrie, vint se réfugier chez moi, ne pouvant rentrer en zone occupée. Avec lui, on commença à confectionner des papillons et des tracts tirés à la gélatine. On allait les glisser la nuit dans les boîtes aux lettres et les coller sur les poteaux de tramway. Puis l’essence fut rationnée, mon poste fut fermé et mon contrat suspendu pour cas de force majeure. Je demandai au propriétaire l’autorisation de monter dans son local un atelier de réparation de cycles. Nous parvînmes à un accord et, grâce au retour de ma caution, je pus m’acheter un peu de matériel. Je me fis inscrire au registre des métiers et, faisant mon apprentissage sur le tas, vaille que vaille, je réparais et montais des vélos.

Armand Maurasse

Ainsi, je réussis à avoir normalement une carte d’identité puis, par un coup d’audace, un « duplicata » de ma carte d’alimentation que je n’avais jamais eue. A ce jour de ma vie, je n’avais jamais eu autant de papiers. J’étais en règle !

Petit à petit, avec beaucoup de passion et de conviction, je réussissais à créer un groupe clandestin spécifiquement libertaire ; doublement clandestin, je dois dire, puisque sa propagande attaquait le fascisme, mais aussi tous les responsables de la guerre, le capitalisme et la dictature stalinienne.

Je pris aussi des contacts avec l’extérieur, dans le Var d’abord ; ensuite, grâce au camarade Armand, qui travaillait avec moi et qui m’aidait dans mon travail, je pus agrandir mon champ d’action. J’entrepris, au fur et à mesure de mes possibilités financières, qui étaient maigres, des voyages à Nîmes, Lyon, Montpellier, Perpignan, Toulouse, Agen, Foix, Paris et sans aucun doute j’en oublie. Dans la plupart de ces villes, j’établissais des contacts, dont beaucoup furent conservés jusqu’à mon arrestation.

A Toulouse, deux imprimeurs, les frères Lyon [1], morts en déportation, qui étaient de conviction libertaire tout en appartenant et travaillant très activement pour la Résistance, imprimèrent nos affiches, tracts, une brochure de quarante-cinq pages intitulée Les Coupables [2](3) La revue La Raison (numéro 1) a été imprimée en juin 1943 à 2000 exemplaires environ.]], le numéro d’une revue intitulée La Raison [3]. Les affiches étaient surtout destinées à être collées à Marseille, où notre groupe était vraiment actif. Tracts, brochure, revue ont été portés à tous les correspondants pour distribution à toute personne susceptible de s’intéresser à notre activité.

Voline [4], anarchiste russe, auteur (en français) de La Révolution Inconnue, emprisonné du temps des tsars pour propagande révolutionnaire et, sous Lénine, pour avoir été l’adjoint de Makhno, mis au courant de nos activités et de nos espoirs, se joignit tout de suite à nous, avec enthousiasme, ne rata pratiquement jamais une de nos réunions. Il voulait même coller des affiches. Il m’aida beaucoup dans la réalisation de la brochure Les Coupables que j’allai d’autre part discuter avec Pierre Besnard, ancien secrétaire général de la C.G.T.S.R. (Confédération générale du Travail syndicaliste révolutionnaire) qui était réfugié à 6 kilomètres d’Agen.

Ainsi, en 1942 (*), nous avons réussi à organiser un congrès anarchiste clandestin dont les membres se réunirent à Toulouse pendant deux jours chez le camarade Tricheux.

Il y avait là des délégués des groupes des villes déjà citées plus une représentation du mouvement clandestin des libertaires espagnols de l’Ariège et de la Haute-Garonne. Voline, un camarade espagnol, San Clemente, et moi étions les délégués de Marseille.

Notre propagande se faisait sous l’étiquette de Fédération internationale syndicaliste révolutionnaire et préconisait la révolution par la grève générale, prélude à une nouvelle organisation sociale fondée sur la solidarité universelle des hommes en lieu et place de l’exploitation de l’homme par l’homme.

J’avais aussi une autre activité qui était maintenue, soutenue, développée par les contacts établis et qui dépassait très souvent les affinités philosophiques. Par un camarade d’Agen, j’avais pu me faire fabriquer une douzaine de faux tampons ; par les frères Lyon, j’avais eu des imprimés divers et je pouvais ainsi établir des cartes d’identité, bulletins de naissance, actes de naturalisation, ordres de mission, etc. J’ai dû en faire quelques centaines. D’autre part, mon activité me mettant en liaison avec des tas de gens en difficulté, les pièces attenantes à mon atelier servirent souvent de refuge à des personnes recherchées : juifs, réfugiés politiques. En relation avec les réfugiés tchécoslovaques qui résidaient au château de la Blancherie, à Saint-Loup, j’en sauvais plusieurs, traqués par les Allemands lors de l’invasion de la zone non occupée. Cela m’amena du reste à héberger pendant trois jours la femme russe (communiste) d’un député tchécoslovaque. Elle était recherchée tant par la police allemande que par celle de Vichy.

Mais un jour je commis une erreur, en me camouflant mal sans doute, après avoir accepté de faire des faux papiers à des juifs (non révolutionnaires) que je ne connaissais pas mais présentés par des amis. Ils furent dénoncés et me dénoncèrent à leur tout lorsque, arrêtés, ils furent questionnés (mais non torturés).

Mon atelier était fermé depuis le 1er août 1943. J’avais décidé de prendre quelque congé, ce qui me permettait, sous ce couvert, d’aller visiter les correspondants dans toute la partie de la France non occupée. Le lendemain, un ami de Bordeaux, en difficulté parce que d’origine juive, était parti avec une dizaine de fausses cartes destinées à des personnes pourchassées du Lot-et-Garonne où il était lui-même réfugié.

Etienne Chauvet dans l’atelier de cycles

Le 3 août, j’avais encore à mettre quelques papiers en fabrication et je venais de m’attaquer à un article destiné au numéro 2 de La Raison. Sur l’évier de la cuisine, des boîtes en fer blanc, des éponges. Nous devions le soir même, à une dizaine de camarades, par équipes de deux, aller coller des affiches. Elles portaient en gros titre : Mort aux Vaches ! C’est vers 15 heures que la police fit irruption chez moi et m’arrêta. Ma compagne, réfugiée politique espagnole, Julie Vinas, et un camarade anarchiste, Chauvet, qui travaillait avec moi, en rupture de S.T.O., arrivèrent quelques minutes après et furent à leur tour arrêtés. Les trois policiers, qui étaient des Renseignements Généraux, furent affolés devant le matériel : tampons, tracts, affiches, brochures, papiers d’identité, etc. Ils téléphonèrent – heureusement – d’un bistrot voisin pour demander des instructions à leur commissaire, ce qui permit à tous les copains qui devaient, dans l’après-midi, prendre des affiches, d’être avertis à temps. C’est la police de Vichy du boulevard d’Athènes qui, avec une camionnette, vint prendre livraison du matériel et de nous [5].

Il était 8 heures du soir. Nous fûmes transportés à l’Evêché [6].

Chacune de nos feuilles d’écrou portait en rouge : A isoler, dangereux. Ce qui ne fut pas fait, car il n’était pas prévu de cellules au dépôt. On nous sépara tout simplement : Julie avec les femmes, Chauvet dans une salle et moi dans une autre. J’étais avec un ivrogne. [7].

Dans la nuit, Julie réussit à fléchir un gardien et à venir me voir. Puis ce furent cinq jours d’interrogatoires au boulevard d’Athènes, sans brutalités. Tous les soirs, on nous ramenait à l’Evêché. Nous avons eu la chance de tomber sur l’équipe Mattei, qui succédait à celle de Payan, qui avait une tout autre réputation. Enfin, de plus, en dehors des revers que commençaient à subir les armées allemandes, je crois que jouait en notre faveur le fait que les policiers avaient en face d’eux des gens qui n’étaient ni gaullistes, ni communistes. Les anarchistes sont réputés violents ou farfelus par ceux qui les méconnaissent. Comme la propagande trouvée, quoique révolutionnaire, était pacifiste, comme les perquisitions n’avaient fait découvrir ni bombe, ni armes d’aucune sorte, il semble bien que nous avons été classés dans la deuxième catégorie.

Ma compagne se défendit en jouant sur son état de santé déficient et sa méconnaissance de la langue française. Elle affirma ne s’occuper que de la cuisine et du linge. Chauvet, lui, déclara qu’il travaillait avec moi pour ne pas partir en Allemagne, ce qui était vrai, qu’il était anarchiste et qu’il approuvait ce que j’avais fait. On n’en tira rien d’autre. Quant à moi, je pris à ma charge tout ce que je ne pouvais pas nier. Au sujet de ce qui avait été trouvé et ramassé dans des valises lors de mon arrestation, je déclarai que c’était X, un « malconnu », qui l’ avait entreposé. Au bout de cinq jours, les inspecteurs en avaient marre ; on tournait en rond ; on nous fit signer les procès-verbaux. Chauvet et moi étions écroués à Chave, Julie probablement à la prison des Présentines puis, quelques semaines après, comme elle était malade, aux consignés à l’hôpital de la Conception.

A Chave, on nous avait mis avec les droit commun. Dès que je sus qu’il existait un quartier où étaient réunis les politiques, je fis une réclamation au gardien-chef, faisant valoir nos inculpations : fabrication de faux tampons dans un but de subversion sociale, falsification de papiers français et étrangers, propagande antinationale et anarchiste. Mais il ne voulut rien savoir et je dus écrire au juge d’instruction, en accord avec Chauvet, pour que nous soyons transférés, une quinzaine de jours après notre arrivée, au quartier dit politique.

Le gardien qui nous prit en charge quand nous arrivâmes nous demanda : « Qu’est-ce que vous êtes, communistes ou gaullistes ? –Anarcho-syndicalistes ! – Quoi ? Anarcho-syndicalistes !... Ah ! Bon !... Bien !... Alors mettez-vous là », et il nous ouvrit une cellule vide qu’il referma derrière nous. Ainsi, nous sommes restés plusieurs semaines deux dans une cellule, ce qui est absolument interdit par le règlement !

Lors de la promenade suivante, nous fûmes bien accueillis par gaullistes et communistes. Nous étions à ce moment-là une quarantaine environ. Je commis une gaffe dès le départ. Dans une discussion, j’affirmai que Pétain n’avait fait de bien qu’une chose : l’armistice. J’en suis toujours convaincu, mais, dans le même cas, j’éviterais de le dire, car les gaullistes nous en ont tenu rigueur.

Plus tard, au début novembre, on nous proposa de commémorer l’anniversaire de la Révolution russe. Nous allions accepter lorsqu’on nous distribua des rubans tricolores pour parer nos revers de vestes ! Je ne me voyais pas, moi l’insoumis, l’anar, me parer des couleurs de la patrie ; Chauvet pas davantage. Il en fut de même lorsque l’organisateur, questionné sur les chansons qui seraient entonnées, nous dit : « La Marseillaise et Le Chant du Départ ». Et L’Internationale ? Ce n’était pas le moment et puis il ne fallait pas déplaire aux gaullistes, etc. Alors tant pis, nous ne chanterions pas. Malgré ce et malgré notre rancœur, nous décidâmes d’être présents à cette manifestation à titre de solidarité face à la chiourme. Le 7, nous arborions donc une superbe cocarde, mais rouge et noire, et nous étions à côté des autres, mais nous n’avons pas chanté. Les communistes ne nous le pardonnèrent pas.

C’est pour cela que, lors de l’évasion de Chave, en mars 1944, nous n’avons pas été emmenés. Mais, à l’encontre des déclarations des évadés rapportées dans le livre de Madeleine Baudoin (Histoire des Groupes Francs), nous n’avons pas été les seuls laissés pour compte. Le lendemain de l’évasion – je dois avouer que je n’avais rien entendu pendant la nuit, Chauvet non plus -, nous nous retrouvions sept dans le quartier politique, soit : deux camarades socialistes, un communiste breton du nom d’Etiévant, un camarade âgé de 72 ans, impliqué dans l’affaire de l’attentat contre le Président de la Section spéciale d’Aix [8], Chauvet et moi, et enfin un communiste, Colombani, qui était dans la cellule de Charles Poli, et qui prétendait (entre nous) ne pas avoir pu s’évader. En fait, il n’avait pas voulu et le prouva par la suite.

Nous fûmes transférés à Aix deux ou trois jours après. Chacun de nous était enchaîné à un gendarme ; le reste du car était rempli de G.M.R. armés de mitraillettes prêtes à l’emploi [9]. Enfin, un autre véhicule nous suivait, garni aussi de G.M.R. armés. Notre arrivée à Aix fit sensation et nous avons quitté le car pour entrer en prison entre deux rangées de curieux.

Les détenus politiques de la prison d’Aix comprenaient assez mal que nous ne nous soyons pas évadés. Je fus clair et net ; j’accusai Colombani d’être l’auteur du « choix » des évadés de Chave. Etiévant était de mon avis. Depuis, par le livre de Madeleine Baudoin, j’ai appris que le grand responsable était Charles Poli qui n’a pas voulu faire évader des détenus qui n’étaient pas des patriotes. Sans aucun doute, Charles Poli ne connaissait pas ses classiques du communisme. Il a confondu un grand virage avec la théorie mais ne connaissait-il, peut-être, que le grand virage ? Cette révélation m’a tout de même surpris, car je me souvenais d’un Charles Poli très arrondisseur d’angles, jouant au diplomate tant avec les gardiens de prison, qui défilaient prendre le vrai café dans sa cellule, qu’avec les gaullistes ou encore avec moi-même, me demandant par exemple d’écrire un article pour le journal confectionné en prison, article qui fut écrit, qui passa non censuré et signé A.A.A. (André Arru, Anarchiste).

A Aix, la vie était très différente de celle de Chave. Dans cette dernière prison, nous étions à plusieurs, de deux à cinq, dans des cellules qui avaient été prévues sous Napoléon comme individuelles. Chez les droit commun, ils étaient jusqu’à neuf. A partir de septembre ou octobre 1943, on nous ouvrait les cellules le matin et on ne les refermait que le soir. Nous pouvions donc discuter, jouer aux cartes ou aux échecs, nous promener dans l’espèce de pas perdus qui était entouré de cellules et fermé par une grille. Nous pouvions aussi rester dans notre cellule à lire, écrire ou dessiner.

A Aix, nous étions toute la journée dans une cour attenante à ce qu’on appelait le « chauffoir », salle où on mettait nos affaires (c’est comme cela que j’y ai attrapé des poux de corps) et où on mangeait. Le soir, on montait dans des dortoirs qui réunissaient plus ou moins de détenus. Les laissés pour compte de Chave avaient été mis ensemble dans l’un d’eux, sauf le dénommé Colombani qui avait préféré éviter notre rogne. Un jeune camarade gaulliste (Alexandre ?), qui avait été transféré à Aix avant l’évasion de Chave, était aussi avec nous. Il faisait partie d’une équipe qui avait été arrêtée et emprisonnée à Lyon (à Montluc si mes souvenirs sont exacts). Après avoir été en désaccord avec moi à Chave (c’est lui qui m’apprit ma gaffe sur l’armistice), il m’avoua s’intéresser à nos idées et vouloir mieux les connaître. Notre conduite, nos raisonnements, lui paraissaient beaucoup plus conformes à nos idées que ceux des communistes qui avaient pu passer de l’internationalisme antifasciste au pacte germano-soviétique, puis à l’ultra patriotisme français.

Ce camarade voulut tout tenter pour s’évader. Il était en prison depuis dix-huit mois et craignait, après son jugement, de ne plus pouvoir le faire. Une nuit, il simula une crise d’appendicite. C’est moi qui appelai le gardien, expliquai les souffrances du détenu qui ne cessait de gémir. Il fut transporté d’urgence à l’hôpital d’Aix. Il pensait qu’il pourrait plus facilement s’enfuir de là-bas. Hélas, son jeu avait tellement convaincu le chirurgien qu’il fut opéré, et nous apprîmes sa mort, au maquis, après notre évasion. J’en eus une grande peine car nous avions fortement sympathisé. De plus, j’enrageais qu’il ait raté cette évasion, lui qui ne pensait qu’à cela. Enfin, ce corps jeune, sain, qui ne résiste pas à une opération assez bénigne me laisse encore, lorsque j’y pense, un malaise, d’autant plus que le chirurgien était, paraît-il, un collabo.

En ce qui me concerne et pour la plupart des détenus politiques, notre fuite d’Aix fut une bonne surprise. Un jour, dans une conversation, un camarade communiste me demanda si je participerais à une évasion dans le cas où cela se présenterait. Je lui répondis que j’étais prêt à tout instant, ne serait-ce que pour faire la nique aux geôliers, mais que hélas en ayant raté une récemment, je ne pensais pas qu’une si belle occasion se renouvellerait de sitôt. « En tout cas, me dit-il, si cela se produit, nous, nous ouvrirons les portes pour tout le monde  ».

Dans la nuit du 24 au 25 avril 1944 – il devait être 3 heures – les verrous et la serrure de la porte de notre dortoir se mirent en branle. Je crus qu’on venait nous chercher pour nous transférer ailleurs ; le bruit en avait couru. Mais, à la place d’un aboiement de gardien, une voix amie nous disait : « Ne faites pas de bruit, n’allumez pas la lumière ; que ceux qui veulent partir avec nous s’habillent. Dépêchez-vous !  ». Nous sommes tous partis sauf le vieux camarade italien qui, vu son âge, ne pouvait pas suivre et, dans le dortoir voisin, le fameux Colombani qui, une fois de plus, refusa de s’évader ! Un de ses camarades communistes avait une sérieuse envie de lui faire un mauvais sort ; de rage, il le verrouilla dans le dortoir.

Nous fîmes le tour de la prison par les couloirs à la queue leu leu, jusqu’à l’escalier qui menait à la chambre des gardiens. La nuit, ils étaient quatre. L’un était notre complice [10]. Des camarades armés allèrent ligoter les autres. Toujours dans le plus grand silence, nous tenant par la main, on s’engagea dans le souterrain, reliant la prison au palais de justice, qui mène à la grande salle des pas perdus. On traversa cette dernière, on était dehors où nous attendaient des camarades de la Résistance plus ou moins armés. Il devait être 4 h 30. On rencontra une seule personne, un employé de trams qui dut nous suivre pendant environ une heure.

C’est à travers les chemins de colline que nous sommes allés rejoindre un point prévu, la ferme de Lambruisse, au-dessus de Vauvenargues, soit à 25 ou 30 Kms. La journée était chaude, le ciel d’un bleu sans faille, les senteurs de la colline enivrantes pour des hommes qui étaient restés de six mois à deux ans en prison. Malgré notre joie, la journée fut rude car nous manquions d’entraînement et nous n’avions ni à manger ni à boire. Partis à 4 heures, nous sommes arrivés à 18 heures après avoir laissés en route, dans des taillis, deux camarades, l’un des socialistes, pris de malaise, et Paul, un communiste, atteint d’une maladie de cœur. Le lendemain, des camarades de la Résistance nous les amenaient.

A la ferme de Lambruisse, le couple de métayers qui nous recevait, d’origine italienne, était libertaire ; Chauvet les connaissait, ayant milité avec eux avant guerre. En arrivant, nous eûmes droit chacun à trois ou quatre pommes de terre bouillies, ce qui était un régal à cette époque de plein rationnement, et aussi parce que nous n’avions pas mangé depuis la veille, 16 heures. La première nuit, nous fûmes répartis entre grange et étable. Le lendemain, nous prenions le maquis au-dessus de la ferme.

J’appris là, au fil des jours, une partie de l’histoire de notre évasion. Comme à Chave, il y avait un gardien qui y participait, mais les prémisses valent la peine d’être contées. A Aix, il y avait, détenu de droit commun, un membre d’une famille de gangsters notoires de Marseille (un Guerini, me semble-t-il, qui tenait une boîte, rue Vacon). Il avait été ramassé pour une histoire de recel de bijoux. Ce détenu avait des « droits » inhérents à sa personnalité. Il se promenait librement dans la prison, vêtu richement, exhibant oignon en or, chaîne et bagouzes. Il sortait aussi de prison plusieurs fois par semaine – accompagné par un gardien, il est vrai – pour faire des achats pour l’économat. Il n’oubliait pas de venir faire sa petite ballade quotidienne au quartier politique et bavarder avec les uns et les autres, surtout avec ses compatriotes. Il raconta à l’un d’eux, Santucci [11]
(communiste, membre des F.T.P.), qu’il avait des histoires avec un gardien qui cherchait à lui faire enlever ses passe-droits, mais qu’il avait les manches assez longues et que le bonhomme allait voir ce qu’il allait voir. Plus tard, il lui confia encore qu’il allait faire passer ledit gardien en conseil de discipline. Santucci qui avait, au fur et à mesure, mûri son plan, avertit le gardien en question, lui fit des propositions et, après acceptation, le mit en relation avec la Résistance. Un condamné de droit commun, qui en avait pour vingt ans et qui était à ce moment-là au cachot, fut mis dans le coup. Le secret bien gardé, l’affaire se déclencha dans la nuit du 24 au 25 avril 1944. Cette nuit là, « notre » gardien était de service. Lors de la ronde qui se faisait à deux, il s’attarda et, en vérifiant verrous et serrures, laissa le verrou du guichet à judas (pistet) ouvert ainsi que celui situé au bas de la porte du détenu au cachot. Ce dernier, muni d’une clé précédemment entrée en fraude, ouvrit sa cellule en passant le bras par le guichet, fit jouer le verrou du haut, vint ouvrir le dortoir de Santucci, puis ce fut le tour des autres, le ligotage des gardiens et le départ.

Le plan avait fonctionné à merveille. Le gardien-chef avait un logement au deuxième étage. Il donna l’alerte à 5 heures du matin, m’a-t-on dit. Il était enfermé dans sa prison, nous, nous étions en train de cheminer dans les collines. Ce fut une journée merveilleuse et, chaque fois que je m’y reporte, une pensée reconnaissante va vers les organisateurs de l’évasion.

Notre maquis fut d’attente, et sans histoire. Malgré les difficultés, le ravitaillement pour les trente personnes fonctionna au mieux de ce que l’on peut demander en ce cas. Des responsables F.T.P. vinrent nous voir et nous demander si nous désirions faire partie d’un maquis ou nous débrouiller par nos propres moyens. Chauvet et moi avons choisi cette dernière solution et, après trois ou quatre semaines de séjour, nous étions amenés dans une camionnette, munis de faux papiers et de quelques tickets d’alimentation, jusqu’à Meyrargues. C’était le soir ; pas de place à l’hôtel. On y mangea tout de même, puis nous avons couché dans un wagon du petit train qui sillonnait alors la Provence de part et d’autre. Le lendemain Chauvet partait rejoindre un ami dans le Vaucluse, moi un autre à Lorgues (Var). C’était un camarade du groupe clandestin de Marseille qui devait coller des affiches le soir de mon arrestation. Il me reçut à bras ouverts. Grâce à lui, je fis la connaissance d’un chef de service de la mairie de Draguignan, qui me procura des papiers très officiels. Je restai un mois. Ma compagne Julie, qui avait été libérée six mois après notre arrestation, vint me rejoindre. J’avais décidé de partir sur Toulouse.

Pour éviter Marseille, nous voulions emprunter la petite ligne de Provence, par laquelle j’étais arrivé, pour rejoindre Avignon ; mais le maquis la fit sauter la veille. Nous étions prêts ; il fallait vraiment s’en aller ; nous avons donc été prendre le train à la gare des Arcs. Une surprise nous y attendait. D’abord trois jours d’attente, les lignes ayant été bombardées ; puis, le jour de notre départ, sur les quais de la gare, nous aperçûmes les photographes de la brigade du boulevard d’Athènes qui prenaient le même train que nous ! Nous avons attendu qu’ils soient montés pour prendre le wagon le plus éloigné. Nous savions qu’il était impossible de se déplacer en cours de voyage, les trains étant plus que bondés.

Nous étions en fin juin 1944. Arrivés à Marseille, nous avons été obligés d’y passer la nuit et, la chance nous aidant, nous avons trouvé de la place à l’hôtel Terminus. Le lendemain, nous prenions le train pour Toulouse ; il mit dix-sept heures pour faire le trajet.

Là, je repris contact avec mes camarades. Ils n’avaient pas été inquiétés du fait de notre arrestation ; personne, du reste, ne le fut. Je ranimai le groupe clandestin en sommeil et la libération de Toulouse, en août 1944, nous trouva prêts. Un tract était imprimé et distribué pendant les jours mêmes de départ de l’armée allemande.

Quelques jours après, je devenais secrétaire à la propagande des Jeunesses syndicalistes révolutionnaires, secrétaire adjoint du syndicat des employés de la Haute-Garonne puis, un peu plus tard, secrétaire national de la Solidarité nationale antifasciste. Ce qui ne m’empêchait pas d’être animateur du groupe anarchiste.

Au mois de mai 1945, je réintégrai Marseille.
En 1948, je fis opposition à mon jugement par contumace d’insoumis et fus à nouveau condamné à cinq ans de prison, mais avec sursis. Le tribunal, malgré sa sévérité m’a-t-on dit, avait tenu compte du dossier que j’avais fourni comprenant dix-huit attestations de personnes qui avaient connu mes activités ou y avaient participé.

J’avais le droit de faire amnistier cette condamnation. J’ai refusé de m’en occuper car il eut fallu que je fasse des démarches qui me déplaisaient.
Elle représente du reste pour moi ce que d’autres accordent à leur Légion d’honneur.

Quoique ayant assez bien prévu que la fin de la guerre ne serait pas le règne de la justice sociale, je pensais à une évolution constante, croyant que les hommes tiendraient compte des leçons de l’histoire. J’étais naïf. J’ai bien peur de ne plus l’être autant. Malgré ce, je ne regrette rien ; plus exactement, je suis content de ce que j’ai fait. A refaire, je recommencerais mais, à l’encontre des autres, je n’oublierais pas certaines leçons. »


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