Infamies et trahisons
Un article d’André Arru paru dans {Monde nouveau}, Marseille, mars/avril 1946.
Article mis en ligne le 15 décembre 2010

Pendant cinq ans les peuples opprimés par l’hitlérisme et autres succédanés écoutaient à leurs risques et périls les violentes diatribes des chefs démocrates contre le fascisme. Ils retrempaient leur énergie, quelquefois défaillante, dans l’espoir que faisaient naître les paroles vengeresses des hommes de Londres, de Washington ou de Moscou. Les promesses défilaient jour après jour. La plus répétée et affirmée solennellement était celle qui nous promettait l’écrasement total et définitif des fascistes et de leur doctrine. Rien ne devait subsister de cette idée barbare née de cerveaux détraqués.

Qui donc n’a pas cru à ces promesses ?
J’avoue humblement que même la perspicacité des libertaires, même leur habituelle incrédulité fut en défaut.
 Oh ! Nous n’espérions pas la Révolution. Nous luttions pour débarrasser le monde du fascisme qui était à nos yeux l’expression la plus cruelle et la plus néfaste de l’autorité. Nous savions que les grands chefs du maquis étaient à Londres et que le rouge n’était pas bien porté.

Nous constations douloureusement que socialistes et communistes refusaient d’employer les vocables « Révolution » et « Internationale ». Ils se laissaient emporter par un patriotisme chauvin, mesquin et étroit. Le drapeau tricolore remplaçait le drapeau rouge. « La Marseillaise » qui servit à Thiers pour fusiller 35 000 des nôtres dans une « épopée » digne de l’ère hitlérienne, se substitua à « L’Internationale ». Le prolétaire allemand devenait l’ennemi au même titre que le nazi.

Nous savions et le disions que ces multiples abandons profiteraient non pas à la classe exploitée mais aux exploiteurs de toujours. Nous dénoncions cette fraternisation des chefs de partis de gauche avec le centre, la droite, l’extrême droite et les Eglises. Nous dévoilions déjà les conséquences de cette comédie.
Nous étions hélas bien au-dessous de la vérité que nous vivons.

Qui donc aurait osé croire que les chefs démocrates de l’Amérique laisseraient l’empereur du Japon au pouvoir ? Hiro-Hito, chef des fascistes japonais, assassin du peuple chinois durant huit années, l’allié de Hitler est devenu, par la grâce du capitalisme international, un empereur démocrate.

Qui aurait pu croire que cette même démocratie américaine fournirait à Franco quarante super-forteresses volantes ?

Qui aurait pu croire que le gouvernement de la France libérée mettrait plus d’un an à cesser les relations diplomatiques et économiques avec le tortionnaire du peuple espagnol ?

Qui aurait pu croire que Salazar qui livra à Franco tous les républicains espagnols obligés de se réfugier au Portugal, qui depuis vingt ans emprisonne, torture, assassine les partisans portugais de la liberté, aurait, un an encore après la fin des hostilités, des ambassades dans tous les pays dits démocratiques ?

Qui aurait pu croire que le gouvernement libéral des Etats-Unis, le gouvernement travailliste d’Angleterre, le gouvernement à majorité socialo-communiste de France se mettraient d’accord pour dire aux républicains espagnols désarmés : « Débrouillez-vous avec Franco, cela ne nous regarde pas » ?

Qui pouvait s’attendre à de telles infamies, à de telles trahisons ? Même pas nous qui sommes pourtant blasés sur les unes et les autres des uns et des autres.
Mais, après mûres et mûres réflexions, devons-nous nous étonner ?

L’histoire récente du fascisme ne nous démontre-t-elle pas la complicité du capitalisme international et des gouvernements démocratiques à toutes les étapes de son ascension ?
Le national-socialisme n’est-il pas dû à l’aide financière et économique apportée à l’Allemagne d’Hitler par l’Angleterre, les Etats-Unis et même la France ?

Mussolini et Hitler ne doivent-ils pas leur règne aux démocrates, sociaux-démocrates et socialistes qui, alors au pouvoir, abandonnèrent de 1914 à 1931 toute idée de révolution ?
Les gouvernements de Front Populaire de 1937 à 1938 ne permettaient-ils pas aux industriels français ( ?) de livrer du minerai de fer à l’Allemagne hitlérienne ?

N’est-ce pas l’Angleterre qui permit à Mussolini de s’emparer de l’Ethiopie ? Et n’est-ce pas encore la démocratique Albion qui aida efficacement Salazar, le dictateur portugais, à maintenir le fascisme en son pays ?
L’URSS ne livrait-elle pas du pétrole au gouvernement fasciste italien en 1936 et 1937, ce qui permettait à ce dernier de bombarder l’Espagne républicaine ? [1]

Les Etats-Unis ne fournissaient-ils pas au Japon une partie de son carburant et de son matériel de guerre au moment où ce dernier envahissait la Chine ?
La non-intervention ne fut-elle pas « l’œuvre » des démocraties d’Amérique, d’Angleterre, de France et n’assura-t-elle pas la victoire de Franco ?

N’est-ce pas Daladier (qui est en liberté) qui rappela d’Espagne Pétain (qui est dans un château) pour le mettre à la tête des armées républicaines françaises ?
Staline ne signa-t-il pas un pacte de non-agression avec Hitler en 1940 après que ce dernier eût envahi la Tchécoslovaquie et la Pologne ?

Tous ces faits ne sont-ils pas une démonstration continue sur vingt ans d’histoire que le capitalisme international et les gouvernements de toutes nuances des grandes démocraties permirent au fascisme par une aide matérielle, financière et morale la montée du fascisme et son emprise sur une grande partie de la planète ?

Que l’on ne nous parle pas d’ »erreurs » ou de « tactique » : il y a là une série d’infamies et de trahisons que les peuples et particulièrement les hommes loyaux et sincères qui luttent pour un idéal de justice et de fraternité ne doivent pas oublier.

Pas plus qu’ils ne doivent oublier que le pape, le sacré collège et les cardinaux collaborèrent pendant quinze ans avec Mussolini, que le clergé de France, dans sa grande majorité, approuva et aida à l’avènement de Pétain, que le clergé d’Espagne dans sa totalité soutient de toutes ses forces Franco depuis huit ans. Ainsi que le clergé portugais soutient Salazar depuis vingt ans.

Pas plus qu’ils ne doivent oublier que les soixante-cinq millions de la guerre que nous venons de subir sortent des peuples, qu’elles n’avaient aucune responsabilité dans cette guerre mais qu’elles ont payé de leur sang les responsabilités de leurs gouvernants, de leurs financiers, de leurs gros industriels, de leurs chefs militaires qui, fascistes ou démocrates, finiront leurs jours en paix et peut-être vénérés.

Pas plus que vous ne devez oublier, prolétaires de France et d’ailleurs, que vous êtes aussi de grands coupables.
En 1936, vous pouviez joindre votre révolution à celle de nos frères espagnols. En France, vous occupiez déjà les usines mais vous avez écouté les mauvais bergers. Blum vous a dit : « La pause » ; Thorez : « Il faut savoir terminer une grève. » Résultat : fascisme en Espagne, guerre mondiale, cinq ans de terreur.

Oh ! je vous en conjure, n’oubliez pas !
Aujourd’hui le gouvernement MRP socialo-communiste vous répète « La pause ». Gouin bloque vos salaires, Thorez commande : « Produisez… Produisez… Produisez… »
Pendant ce temps, le trafiquant, l’industriel, le capitaliste, sourient et s’enrichissent. L’internationale capitaliste s’organise, elle met de beaux pions dans son jeu : Salazar, Franco, Hiro-Hito !

Le travailleur lui, se serre la ceinture et se décourage.
Demain il sera mûr pour la prochaine et peut déjà s’inscrire dans les cent, cent cinquante ou deux cent millions de futures victimes qui mourront pour les pétroles d’Iran ou d’ailleurs, pour la satisfaction du capitalisme international et pour la gloire de leurs gouvernants.
A moins que…

A.ARRU


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