Non au machiavélisme
Un article d’André Arru paru dans {Le Libertaire} n° 249, 29 décembre 1950
Article mis en ligne le 5 août 2014

par SKS

[N.D.L.R. : Nous avons cru utile de situer cet article dans le contexte de l’époque :

Le 17 novembre 1950, dans la rubrique « Les livres » du Libertaire, René MICHEL fait la critique du Mensonge d’Ulysse de Paul Rassinier. Nous ne nous étendrons pas sur le parcours de ce dernier, préférant inviter le lecteur à s’informer lui-même en lisant l’ouvrage très documenté de Nadine FRESCO, Fabrication d’un antisémite , éditions du Seuil, 1999.

René Michel, lui-même ayant connu les camps de concentration, analyse les propos de Rassinier qui attribue à la « Bureaucratie » des camps l’esclavage et l’arbitraire dont furent victimes les déportés. R. Michel proteste contre le tour de passe-passe qui ainsi dédouane les S.S. des atrocités commises. Il s’agit, remarquons-le, d’une des premières et rares réactions contre la position du futur révisionniste. Mais l’auteur de l’article, à la fin de son réquisitoire, se prononce « de bonne foi et en pleine indépendance pour la bureaucratie, pour la domination de cette bureaucratie par les politiques libertaires, et pour le maintien de cette domination par tous les moyens. Dussent les puristes crier au scandale !  ».

Le 15 décembre suivant, sous le titre général « Bureaucratie concentrationnaire », Le Libertaire publie, côte à côte, deux articles, l’un de Paul Rassinier « Michel absout le capitalisme », l’autre de René Michel « Rassinier joue au redresseur de torts ». C’est le début, dans les colonnes du périodique, d’un débat auquel André Arru va participer, avec « Non au machiavélisme » qui paraît le 19 décembre 1950.

Ce qui fait particulièrement réagir André réside dans ce passage de l’article de Michel :

«  L’action dans les camps de concentration ne peut être autre chose qu’une action défensive, négative en ce sens, mais tout de même de première importance puisqu’il s’agit de préserver l’existence même des éléments travailleurs révolutionnaires. Il faut « limiter les dégâts » pour conserver les éléments sains en prévision des convulsions extérieures qui leur permettront de sortir des camps et de se lancer de nouveau dans la bataille sociale. » Pour André, « pactiser avec la chiourme » ne peut être qu’une trahison de la part d’un anarchiste. Il considère par ailleurs que les conditions faites aux détenus dans les bagnes français de Cayenne ou de Biribi ne sont pas fondamentalement différentes de celles des camps nazis. Ce qui peut se concevoir, concernant les camps de travail, mais plus du tout dans le cas des camps d’extermination systématique et programmée.]

Non au machiavélisme

Je ne critiquerai pas la pensée de Michel au nom de « la morale éternelle » (qu’il se rassure), mais simplement au nom de ma conscience, formée, influencée par des années d’éducation anarchiste qui ne peut accepter, au compte de l’idéal avec qui elle fait corps, les pirouettes, les faux-fuyants, le machiavélisme.

Le deuxième article de Michel a provoqué en moi une sorte de malaise et j’avoue qu’il faut vraiment croire à la sincérité de l’auteur, concevoir qu’il s’égare d’absolue bonne foi pour ne pas taxer l’esprit qui se dégage de son raisonnement de cynique, de conservateur ou d’égoïsme inconséquent.

Je crois fermement que Michel est obsédé par l’idée de sauver, en des moments donnés, le maximum « d’éléments sains », qu’il tient à réserver pour des lendemains qui chantent ; mais je pense qu’il faudrait une drôle de « santé » aux anarchistes qui accepteraient le rôle aussi abject que Michel leur assigne. Qu’est-ce donc qu’un « élément sain » ? Combien de temps sera-t-il sain ? Sain aujourd’hui, pourri demain et vice versa, qui peut le dire ? Sur quelles bases « la bureaucratie libertaire » d’un camp choisira-t-elle les éléments à sauver ? Les communistes trotskystes sont considérés depuis longtemps comme des éléments contre-révolutionnaires par les communistes staliniens et, de ce fait, toutes occasions bonnes à les éliminer. La « bureaucratie libertaire » n’agira-t-elle pas de même vis-à-vis des autres libertaires qui seraient en désaccord avec elle ?

Michel évite d’aller au fond du sujet et manque de franchise lorsqu’il nous dit : « Ils (les révolutionnaires) ont le couteau sur la gorge et rien pour l’écarter. Dans ces conditions, il est absolument indispensable que les éléments révolutionnaires s’emploient à maintenir ce couteau levé, à l’empêcher de s’abaisser et de détruire des vies ». C’est faux, la bureaucratie ne pourra pas davantage briser le couteau, comme le fait remarquer Michel, que le maintenir levé. Il ne s’agira pas, en fait, d’empêcher de détruire des vies, le rôle de la « bureaucratie libertaire » sera de présenter au couteau d’autres gorges que celles qu’elle protègera, de choisir, pour le compte du bourreau, les victimes. Pétain et sa milice n’ont pas fait autre chose. Chaque fois qu’ils le pouvaient, ils livraient aux bourreaux nazis les étrangers et les mauvais Français, pour conserver ceux qu’ils jugeaient meilleurs. Pétain, sa milice, ses tribunaux d’exception, représentaient la bureaucratie « insinuée entre la direction (les nazis) du camp (France) et la masse atomisée ».

En fin de son deuxième article, Michel semble douter du meilleur. Me serais-je trompé aussi énormément ? L’Anarchie n’est-elle pas l’idéal le plus beau qui, fatalement lorsqu’il est compris, s’exprime en belles phrases qui sont autant de bonnes intentions s’extériorisant en de beaux gestes et dans la pratique de sentiments les plus élevés ? Je ne crois pas qu’une « prise de position pratique dans des conditions données (étant) relative à une analyse théorique sérieuse » puisse changer quelque chose à cela.

C’est ici que l’on peut parler de machiavélisme, les bonnes intentions de Michel donnent, hélas, naissance à des gestes effrayants et font fi de tous les bons sentiments, ce qui est contraire à toute la logique anarchiste.

L’homme qui fait état publiquement de ses idées anarchistes ne peut pas sans déchoir, sans se trahir lui-même, pactiser avec la chiourme sous quelque forme que ce soit, et Paul Rassinier a raison de s’étonner de trouver un anarchiste qui défende la thèse contraire.

Louise Michel, bagnarde, a fait l’admiration de ses amis et de ses ennemis par la droiture de sa conduite. Les cannibales qui l’ont pleurée à son départ du bagne et qui lui ont fait jurer de revenir faisaient partie d’une masse beaucoup plus « réduite à des réactions quasi-physiologiques » que celle des camps de concentration de l’Allemagne nazie. Louise Michel, dans un camp, aurait trouvé moyen de partager son étique ration avec le plus faible, le plus désemparé. Elle aurait été capable de voler le surplus des bureaucrates pour donner à manger à « la masse réduite à des réactions quasi-physiologiques ». Et c’est parce qu’elle était ainsi qu’elle fut aimée, écoutée, suivie et qu’il aurait suffi, peut-être, d’un millier de Louise Michel, disséminées par le monde à la même époque, pour faire le chambardement qui, en ces temps-là, aurait sérieusement modifié les problèmes sociaux de nos jours.

Je ne crois pas nécessaire de chercher d’autres exemples. L’histoire du Mouvement anarchiste est pleine de ces grands bonshommes qui se sont fait connaître et ont fait connaître notre idéal dans le monde à coups de sentiments élevés et de gestes sublimes.

Ils ne pensaient pas protéger leur existence, ni celles de leurs amis, au détriment de la vie de leurs semblables, même dans des conditions données1. Ils brûlaient d’enthousiasme et se posaient en protecteurs de l’homme, des hommes, de l’humanité entière. Avec eux, pas de faux-fuyants, pas de machiavélisme, ils étaient toujours à tous moments, en tous lieux, avec les esclaves, les parias, les victimes contre les maîtres, les gavés, les bourreaux.

A nous de les égaler ou de les surpasser, et si nous n’en avons ni l’étoffe, ni la volonté, ni la force, ni le courage, ayons l’honnêteté de le reconnaître et essayons à notre échelle individuelle d’être digne d’eux et de l’idéal grandiose que nous osons propager.

André Arru

1. Il ne faut pas oublier que les conditions de prisonnier ne sont pas nouvelles et que Biribi, le bagne, les centrales n’avaient rien à envier aux camps nazis.


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