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Les Coupables (1943) - 5 -
Chapitre IV : Raisonnons encore
Article mis en ligne le 18 mai 2011

[|CHAPITRE IV|]

[|Raisonnons encore|]

Tous ceux qui ont détenu et qui détiennent le pouvoir, qu’ils soient philosophes, militaires, poètes ou savants, empereurs, rois, dictateurs, ministres ou représentants du peuple, tous, disons-nous, et dans toutes les parties du monde, sans exception, par gloriole, intérêt, incapacité, inconscience, lâcheté ou vénalité, ont mis leurs peuples dans l’obligation de guerroyer ; tous ont pratiqué l’incohérence, quand ils nous promettaient de faire régner la Raison.

C’est par milliers que nous pourrions citer des exemples de cette incohérence, de ce désordre de l’organisation mondiale autoritaire, depuis l’employé du fisc qui réclame un demi franc d’impôt au contribuable à l’aide d’une lettre timbrée à un franc au nom de l’intérêt de l’Etat, jusqu’au Chef du gouvernement qui prêche la guerre, pour, dit-il, avoir la paix.

En 1937, dans tous les pays du globe, on parlait de surproduction ; on arrêtait les machines ; on brûlait le café et le blé ;on arrachait des vignes et des cannes à sucre ; on détruisait le coton, etc. La même année une conférence internationale qui réunissait les savants les plus autorisés du monde entier, reconnaissait que soixante pour cent de la population terrestre était sous-alimentée et insuffisamment protégée des rigueurs de la température.

Voline relisant La Révolution inconnue (doc. Léo Voline) dessin paru sur la revue Itinéraire

De 1918 à 1939, le chômage ne fit qu’augmenter dans tous les pays dits civilisés (sauf dans deux pays : l’Allemagne et la Russie dont l’activité était absorbée par la préparation de la guerre actuelle). Des millions d’hommes de tous les métiers restaient contre leur volonté les bras croisés. Mais des millions de taudis continuaient à servir d’asile à des millions d’êtres humains ; des villes insalubres empoisonnaient peu à peu leurs habitants ; les écoles restaient insuffisantes, les hôpitaux rares, les bibliothèques inexistantes, etc., etc.

Inutile de citer davantage. Chacun peut, en dehors de ces exemples mondiaux, se remémorer des faits internationaux, régionaux, communaux, qui démontrent, non seulement dans le présent, mais aussi dans le passé le plus lointain, que tous les gouvernants de toujours, que toutes les administrations gouvernementales passées et présentes, sous tous les régimes et sous tous les cieux, ne règlent la vie des peuples que d’une manière absolument incohérente, exactement contraire à la raison et aux nécessités.

Est-ce dire que tous les gouvernants et fonctionnaires du monde entier sont des fous et des inconscients ? Est-ce dire que tous vont à la recherche systématique du « mal faire » ? Est-ce dire qu’ils sont tous ignorants et incapables ?

Oui et non. Et nous nous expliquons. La forme sociale, nous le répétons, est mal faite. Ce n’est pas par sa nature qu’un fauve tourne en rond : c’est seulement lorsqu’il est en cage, et que cette cage est ronde. L’homme est dans le même cas. Depuis qu’il vit en société, il s’est fait une cage, c’est sa forme sociale : l’Autorité. Mais comme sa nature est de vivre libre, ce n’est pas en changeant de cage, c’est-à-dire d’autorité, qu’il sera heureux,mais en la brisant à jamais.

L’autorité, c’est la hiérarchie : chefs, sous-chefs, esclaves ; c’est, par ce fait, la négation absolue du mérite individuel.

Effectivement, pour rester chef ou pour le devenir, il faut non pas travailler, s’employer au bien social, mais s’entendre avec son supérieur, le bien servir, savoir se faire valoir, soit : conspirer, comploter, calculer, médire, trahir, aduler. C’est la raison qui fait que presque toujours nous voyons surgir à la tête des nations, comme à la tête des entreprises, des incapacités techniques notoires ; mais à côté de cela, des diplomates de premier ordre. Demandez à Mussolini, à Pétain, à Franco, à Hitler, à Churchill ou à Staline, des plans pratiques et directs sur la construction d’une cité, d’une ligne de chemin de fer. Ils vous renverront, après quelques considérations générales, à des techniciens de leur entourage. Mais demandez-leur comment on se débrouille pour faire déclarer une guerre par « l’ennemi », et tous vous indiqueront, avec les moindres détails, leurs combines et leurs pièges qui permettent de « refaire le voisin » par un merveilleux tour de passe-passe, dont chacun d’eux possède le secret.

C’est aussi à l’autorité, base, dit-on, de toute société, que nous devons les positions sociales renversées :

Les producteurs (ouvriers, paysans, artisans, techniciens, savants) restent à leur niveau des classes sacrifiées. Mal rétribuées, accablées de besognes, elles produisent tout, mais consomment très peu par manque de ressources et ne possèdent que des places de dernier plan dans la direction de la nation.

Les parasites (patrons, commerçants et intermédiaires de tous ordres, rentiers, fisc, armée de métier, police, magistrature de tout acabit, hauts fonctionnaires et gouvernants), membres de ces classes privilégiées par leurs gros gains et leurs besognes faciles autant qu’inutiles, ne produisent rien, mais consomment beaucoup, gaspillent et possèdent toutes les places de direction et de premier ordre dans la nation. Ce sont ces classes qui, n’entrant pas dans le cycle de la production, ne sachant pas construire, canalisent toute la production vers elles. Ce sont elles qui, par leur situation, sont des germes de décomposition sociale. Ce sont elles qui prennent les premiers rangs dans « l’organisation » de toutes les nations dites civilisées.

Nous constatons donc que par la forme autoritaire (libérale ou dictatoriale, peu importe) ceux qui ont et qui peuvent prendre le pouvoir sont les éléments les plus rusés, les plus faux, les plus gourmands et les moins connaisseurs du milieu social. Il n’est pas étonnant après cela, qu’ils deviennent les plus nuisibles. Et si par des circonstances exceptionnelles, un élément sain s’égare dans ce milieu, il est vite bousculé, écoeuré ou contaminé par la norme. De toute façon, il disparaît.

Les prédicateurs et les profiteurs de toutes les tendances autoritaires nous ont démontré leur hypocrisie et leur incapacité à diriger non seulement économiquement, mais aussi moralement ce qu’ils appellent leurs peuples. Par leurs actes, ils détruisent leur propre morale. Ils se prosternent devant Dieu qui aurait fait dire « Tu ne tueras point » mais ils déclenchent des tueries que Satan lui-même réprouverait. Ils n’ont, disent-ils, qu’un souci : la paix, mais ils ont une activité primordiale : la guerre. Justice ! Nous voulons la justice pour tous, hurlent-ils dans les oreilles du peuple quand ils attendent de lui le pouvoir ; et dès qu’ils le possèdent, ils n’ont plus qu’une idée : le conserver au prix de l’arbitraire le plus absolu. La misère est une calamité sociale ; l’homme qui travaille doit pouvoir manger et faire manger les siens sans souci du lendemain ; cela, c’est le programme de tous, du plus autoritaire au plus libéral. Mais tous vivent de l’exploitation de l’homme par l’homme et l’approuvent.

A nous tous donc, puisque eux ne le veulent ni ne le peuvent, à nous de renverser la vapeur !

Devant l’immense catastrophe qui nous entraîne, nous devons réagir. Il n’est pas possible que l’humanité sombre au moment où elle possède tous les moyens de vivre paradisiaquement.

Puisque l’autorité et ses partisans ont fait faillite, passons-nous d’elle et d’eux.

Puisque ceux qui prétendaient nous diriger vers les sommets, nous pilotent dans des descentes – à tombeaux ouverts – rejetons nos guides.

Prenons le contre-pied de la forme autoritaire qui, jusqu’à ce jour, nous a été fatale.

Dirigeons-nous, nous-mêmes, directement.

Car, s’il est difficile à un homme d’Etat qui n’a jamais travaillé effectivement, de faire une oeuvre constructive, pratique, minutieuse, utile, cela est au contraire d’une simplicité enfantine au producteur qui, tous les jours de sa vie, réalise une tâche concrète.

La réalisation d’une tâche est la chose la plus cohérente, la plus suivie : celle qui démontre par le fait accompli, l’erreur ou la raison théorique. Par cela, le plus ignorant des ouvriers agit socialement bien davantage que le plus averti des politiciens, parce qu’il produit, il construit, il réalise.

Malgré toutes les incohérences de la politique sociale, le producteur a construit, il a fait progresser l’humanité à pas de géant. C’est grâce au producteur (savant, professeur, ingénieur, ouvrier de ville et de campagne) qu’existent : l’auto, le rail, l’avion, le téléphone, la radio, le microscope, le télescope, etc. C’est grâce au producteur que la chimie, la bactériologie, la chirurgie, l’agriculture, l’industrie, étendent tous les jours un peu plus leurs connaissances.

Et tout cela dans une société boiteuse, dont les organisateurs dérangent, bousculent, chamboulent à tout instant ceux qui ne pensent qu’à produire utilement.

C’est une des meilleures preuves pratiques que nous possédons, pour affirmer que puisque les producteurs ont été capables, malgré toutes les incohérences sociales, de produire, et de produire en progressant en qualité, en quantité et en nouveauté, ils sont capables de réaliser eux-mêmes, et beaucoup mieux que tout autre, leur organisation sociale, économique et culturelle dont les parties sont inséparables parce que s’interpénétrant.
C’est de l’usine, du champ, du laboratoire et de la chaire professorale que la société doit s’ordonner et non de la chaire politique, de la banque, de la bourse ou de l’armée.

C’est donc une Révolution totale que nous préconisons. Révolution totale, non par un changement d’hommes, mais par un changement complet des Institutions sociales qui amènera obligatoirement un changement complet des hommes vivant dans ces institutions.

Supprimez un général, dix généraux, mille généraux, vous aurez toujours des guerres, parce que d’autres se précipiteront pour prendre leurs places.

Mais supprimez l’armée et les fabrications de guerre : immédiatement vous n’aurez plus de généraux, ni, résultat plus intéressant encore, plus de guerres.

Supprimez un banquier, dix banquiers, mille banquiers, vous ne supprimerez pas la spéculation parce qu’immédiatement, les places vides seront de nouveau occupées. Mais supprimez la banque, la bourse, l’agiotage, l’intérêt, et non seulement vous supprimerez banquiers, agioteurs et spéculateurs, mais encore une partie de l’exploitation de l’homme par l’homme, etc...

C’est pour cela que nous répétons et répèterons sans cesse : changez les Institutions qui gouvernent les hommes et immédiatement les hommes commenceront à changer.

C’est par la Révolution que se fera l’Evolution.

Mais la vraie Révolution n’a encore jamais été faite. Les peuples se sont parfois rebellés : excédés d’un pouvoir trop autocrate, ils ont abattu ceux qui le détenaient pour le remettre aux mains de nouveaux gérants qui se contentaient de changer les dispositions de quelques lois et s’installaient tout simplement dans les fauteuils encore chauds du passage de leurs prédécesseurs [1].

Voilà ce qu’il ne faut plus faire.

Il faut que les peuples fassent cette fois-ci une Révolution complète. Le Centralisme, c’est-à-dire le pouvoir entre les mains de quelques-uns, avec ses idées, ses formes, ses organisations, ses organes, ses institutions, a prouvé et prouve, hélas ! encore, non seulement son incapacité totale, absolue, mais sa nocivité pour l’espèce humaine, en lui permettant, en lui préparant un terrain propre au développement de tous ses mauvais instincts. Passons donc à l’idée opposée.

Le pouvoir entre les mains de tous, autrement dit : suppression entière de l’idée d’autorité. L’instauration du fédéralisme. Voilà ce qu’il faut.

Vivons dans une société où tout être humain a la même utilité sociale, l’utilité identique à celle de son semblable. En effet, si le travail du terrassier nécessite moins d’intelligence que celui de l’architecte, l’un ne peut se passer de l’autre. Pendant que l’un dessine, l’autre creuse. Deux travaux différents mais deux tâches essentielles d’égale utilité.

Vivons dans une société où tout être humain a sa place productive et où chacun participe activement à l’ordre social par toute sa puissance individuelle.

Il suffit pour cela de faire la Grande Révolution, la première, la seule qui permettra au genre humain d’évoluer sûrement vers l’idéal : la Révolution qui renversera tous les pouvoirs et qui n’en installera aucun autre à la place.


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