Voline sur la revue "Itinéraire"
Interview d’André Arru parue dans le numéro sur Voline de la revue Itinéraire ( numéro 13 – 1996)
Article mis en ligne le 14 août 2015
dernière modification le 15 août 2015

par SKS

Itinéraire : une vie, une pensée, revue francophone d’histoire sur l’anarchisme, fondée en 1987, 12 numéros, le dernier en 1998, portraits de Buenaventura Durruti, Sacco et Vanzetti, Kropotkine, Rudolf Rocker, Malatesta, Proudhon, Emma Goldman, Ricardo Flores Magón, Eugène Varlin, Henry Poulaille, Voline, Élisée Reclus.

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J.R. Saulière, alias André Arru, faisait partie du groupe de Bordeaux lorsque la guerre fut déclarée. Refusant la mobilisation, il arrive à Marseille et y constitue un groupe anarchiste clandestin dont Voline sera l’un des membres.

(image : Voline à l’hôpital en 1945)

Itinéraire : Tu arrives à Marseille en 1940…

André Arru : Le 13 février au matin, très exactement. Insoumis, j’avais changé de nom et m’appelais désormais Arru [1]. Je passe sur les détails de mon installation [2] puisque cela ne concerne que moi. J’ai eu la chance de trouver un travail assez rapidement, en devenant employé gérant d’un petit poste à essence à Saint-Loup, où l’on faisait également la réparation des pneus. Cela n’a duré que six mois, jusqu’à ce que l’essence vienne à manquer. J’obtins alors du propriétaire du fonds de pouvoir monter un atelier de réparation de cycles. Armand Maurasse, un compagnon de lutte et un ami de couleur, mobilisé, avait été envoyé en Syrie. Démobilisé, je le récupérai. Bordeaux étant en zone occupée, il ne pouvait s’y rendre. C’est avec lui que j’ai commencé à tirer à la gélatine des papillons et des tracts écrits à la main. On allait, la nuit, les coller sur les poteaux et les arrêts de tram… En ce qui concerne ma situation sociale, je jouais bien mon jeu de réformé – je n’étais pas le seul – tout en apprenant le métier de vulcanisateur, puis de réparateur de cycles. Ce qui n’avait rien à voir avec mon passé récent de représentant. Je m’efforçais d’obtenir les papiers indispensables à prouver ma nouvelle identité. Petit à petit, je parvins à avoir un reçu de loyer, une carte d’artisan de la Chambre des métiers et enfin une carte d’identité au nom d’André Arru, tamponnée et signée par le commissaire de police … ce qui me donna des idées [3]. Puis je fis la connaissance de François, d’origine italienne et réfugié en France avant la guerre pour échapper à la prison fasciste. En bavardant, il finit par me donner des adresses d’autres réfugiés, dont certains anarchistes. Le groupe commençait à se constituer.

It. : Comment as-tu rencontré Voline la première fois ?

A.A. : Des circonstances heureuses. Dans une réunion, un camarade évoqua Voline en disant qu’il vivait à Marseille. Je ne le connaissais que de réputation, par ses écrits et son militantisme. Il logeait rue Edmond-Rostand, à deux pas de la préfecture. J’ai été le voir, un soir. J’étais assez intimidé, mais je me suis tout de suite senti à l’aise. Je passe sur les préliminaires. Je lui ai indiqué quelles étaient mes intentions et ma situation. Je pensais qu’il fallait recréer un mouvement anarchiste nécessairement clandestin, contacter les anciens, unir les tendances, faire de la propagande par tous les moyens possibles, etc. Je n’eus pas besoin de défendre mon projet. Il m’avait écouté avec attention, posé quelques questions pour en arriver, à son tour, à m’expliquer sa situation vis-à-vis de la police française. Il devait se présenter régulièrement à la préfecture, subir des interrogatoires purement « réglementaires ». Son dossier était pourtant épais, mais son apparence, sa connaissance de la langue française, sa philosophie anarchiste qu’il ne cachait pas, lui donnaient un caractère utopiste aux yeux du ou des policiers qui l’interrogeaient. Je suis sorti de cette entrevue, qui a duré deux ou trois heures, réconforté, émerveillé et enchanté. J’avais à l’époque trente ans et Voline un peu plus de soixante. Oui, je trouvais merveilleux que l’on se soit entendus si vite, si bien et si profondément. A l’époque, faire de la propagande anarchiste menait tout droit à la prison si l’on se faisait prendre ; les volontaires étaient rares et guère emballés. Mes propos inquiétaient ceux qui, par leurs activités d’avant-guerre, se trouvaient fichés. Les réfugiés politiques étaient également dans ce cas. De plus, je n’étais pas connu à Marseille et la frontière entre zone occupée et zone prétendue libre empêchait tout renseignement.

It. : Et par la suite ?

A.A. : Peu à peu le groupe se fortifia. La présence de Voline lors des réunions s’y trouvait pour quelque chose. Notre équipe était vraiment internationale. Il y avait des Italiens, des Espagnols, des Français, un Tchèque, un Russe. On se réunissait chez moi dans une pièce qui me servait plus ou moins d’entrepôt ou encore de lieu de couchage pour des camarades ou d’autres personnes pourchassées. C’est là que je rédigeai le premier tract important, il s’adressait « A tous les travailleurs de la pensée et des bras ». On l’avait mis au point avec Voline, on le discuta en réunion, puis on le fit imprimer à Toulouse et enfin on le distribua dans les boîtes aux lettres après le couvre-feu. On l’affichait aussi…

It. : Voline participait-il aux collages ?

A.A. : Il me l’a proposé à différentes reprises. J’éludais… A plusieurs occasions – je collais avec Armand – nous avions été obligés de nous sauver à toutes jambes pour éviter l’arrestation. De plus Voline souffrait chroniquement des intestins. Il avait récolté ce la lors de son emprisonnement dans la forteresse Pierre et Paul du temps du tsar. Après une réunion, il m’interpella pour me dire : « Tu sais, à présent je vais mieux. Tu dois m’incorporer dans un groupe pour coller tracts et affiches ». Un groupe était la plupart du temps composé de deux camarades, rarement trois, jamais un seul. Lorsqu’on nous a arrêtés, peu de temps après, Julia, Etienne Chauvet [4] et moi, nous étions sept groupes pour coller l’affiche intitulée « Mort aux vaches ! ». Si elle avait été collée, cela aurait fait du bruit le lendemain. Hélas !...

It. : Et la nature des réunions, de quoi parliez-vous ?

A.A. : D’abord, et par la force des choses, des événements et de l’actualité. Puis des relations avec le mouvement espagnol pour des actions communes. Nous avons eu à préparer le congrès clandestin, nous cherchions des correspondants dans des villes où nous n’avions pas de relations. Nous en possédions déjà avec Beaucaire, Nîmes, Lyon, Montluçon, Clermont-Ferrand, Paris (où j’avais pris contact avec Laurent, Toublet, Bouyé et d’autres), Montpellier, Toulouse, Agen, Foix, Villeneuve-sur-Lot… Un autre problème se posait à nous : devions-nous avoir des rapports avec la Résistance ? Un instituteur, qui fréquentait nos réunions et qui avait écrit dans La Raison l’article intitulé dans la rubrique - syndicalisme – « Les leçons du passé », nous révéla qu’il travaillait aussi avec la Résistance. Il se renseigna et nous informa : chaque demandeur serait convoqué individuellement. Accepté, il serait mis en rapport avec un membre de la Résistance qui lui donnerait des missions à remplir, sans discussion possible. Personne n’a accepté ces conditions. Nos positions, développées dans nos écrits, étaient claires : nous accusions Hitler et Mussolini d’être des fauteurs de guerre, mais aussi Staline et le capitalisme international, représenté par Churchill, Roosevelt, sans oublier Pétain et les autres. Pierre Guiral écrit en 1974 dans Libération de Marseille (pp. 46 et 47) : « Dans une ville où ils eurent toujours des « sympathisants » n’oublions pas les anarchistes. Jean-René Saulière, alias André Arru, réussit à créer un petit groupe, clandestin, strictement libertaire, hostile aux Allemands, à Vichy, au capitalisme, aux responsables de la guerre, à la dictature stalinienne. C’est à plaisir cumuler les ennemis, si bien que les anarchistes seront suspects aux gaullistes comme aux communistes… »

It. : Voline participait-il à ces discussions ?

A.A. : Il était rarement absent. Très souvent, c’était lui qui tirait les conclusions de nos débats. Il était pourtant très occupé. Pour gagner sa vie, il était employé dans une maison de commerce quelques heures par jour, il tenait la caisse du théâtre Le Gymnase les matinées et soirées, il donnait des leçons de français et d’allemand à des enfants un peu attardés dans leurs études, et puis il voulait travailler à son livre, La Révolution inconnue, qui lui tenait à cœur avec juste raison. Je savais qu’il se nourrissait mal et peu parce que les moyens financiers dont il disposait ne lui permettaient pas de recourir au marché noir. Chaque fois que je l’invitais à dîner ou à déjeuner, il trouvait une excuse pour ne pas accepter. Un jour, je lui proposai de donner des leçons de français à Julia et d’allemand pour moi. Je lui demandai, pour gagner du temps, de manger avec nous. Il était un professeur extraordinaire. Patient, il encourageait l’élève, trouvant toujours que ce dernier progressait. Les cours qu’il me donna s’inséraient dans l’histoire de l’Allemagne, chaque mot ou phrase en avait sa part.

It. : Il intervenait dans les réunions ?

A.A. : Oui, il était très écouté. C’était le sage qui savait calmer.

It. : Qui rédigeait les tracts ? Comment cela se passait-il ?

A.A. : Je crois bien avoir rédigé tous les tracts, les affiches et la brochure. Pour La Raison ( un seul numéro), chaque rubrique avait eu son auteur : « Syndicalisme », l’instit ; « Histoire », San Clemente ; « La forêt de Katyn », moi ; « Cette fois c’en est fini », Voline ; « La raison de La Raison », Voline et moi. Quant à la brochure Les Coupables, je l’ai rédigée seul, puis corrigée avec Voline, présentée à Pierre Besnard (qui demeurait à Bon-Encontre, à six kilomètres d’Agen) qui a voulu ajouter la dernière partie, le schéma de l’organisation sociale de demain. A mon retour, Voline était furieux après avoir pris connaissance de cet ajout et moi dépassé par le projet qui me paraissait peu convaincant. Après relecture, il fut décidé de la faire imprimer chez les frères Lion [5]. Les fonds pour cette brochure sortaient de la poche des copains… Mais le commissaire de police de la sûreté, qui m’interrogea, n’en fut pas convaincu. Il écrivit dans son rapport : « Il est curieux de constater l’excellente qualité du papier employé et je ne serais pas étonné pour ma part de trouver à la tête de cette organisation des ressortissants d’une puissance étrangère ou des individus à sa solde désireux de créer le désordre par l’intermédiaire de ses partisans. »

It. : Comment les relations avec l’extérieur se sont-elles développées ?

A.A. : Comme je l’ai déjà dit en partie. Lorsque j’ai essayé d’étendre le mouvement, il fallait que je me déplace et il était nécessaire que l’atelier continue à être ouvert. Armand d’abord, Chauvet ensuite ont pris le relais. La première adresse que j’avais était à Agen celle du compagnon Noël, artisan. Il tentait, de son côté, de regrouper les copains. Il était entreprenant. Il me fit connaître l’ami graveur qui me fabriqua les douze faux tampons. Il m’amena aussi chez Pierre Besnard. A Toulouse, il me présenta aux imprimeurs Antoine et Henri Lion. Dans cette ville, je rencontrai René et Marcelle Clavé. Chauvet et moi avons reçu d’eux, pendant toute la durée de notre incarcération, un colis de victuailles de qualité. Cela ne s’oublie pas ! Je pris aussi contact avec les frères Charles et Maurice Laisant, Tricheux et sa compagne Paule, Etienne qui tenait un restaurant et chez qui se déroulaient les réunions, d’autres encore dont l’image m’est présente mais dont les noms m’échappent. […] Vers 1941, Pierre Besnard fit imprimer un livre à Toulouse [6], mais qui n’a pas été distribué parce que la signature et la photo de l’auteur s’y trouvaient. Les exemplaires furent enterrés avec l’intention de les mettre en circulation à la fin de la guerre […] Pour revenir à la brochure Les Coupables, au début de 1943 j’ai été avisé que les exemplaires étaient prêts. Je suis donc parti les chercher. A l’imprimerie, je les ai mis dans deux valises. En arrivant à Marseille, je les ai laissés à la consigne de la gare. L’après-midi, je suis allé les récupérer. Au moment de monter dans le tramway, un flic de la police économique m’a tapé sur l’épaule en me disant : « Qu’est-ce que vous avez dans ces valises ? » Je lui ai répondu que c’était des thèses d’étudiants. Avec les frères Lion, on avait effectué des paquets et comme des thèses traînaient dans l’imprimerie, j’avais eu l’idée d’en coller un exemplaire sur chaque paquet. J’ai donc ouvert carrément une valise, il a regardé, a du voir le mot « thèse » et m’a laissé partir. J’avais eu chaud !...

It. : Avec Voline, tu as participé à plusieurs congrès ?

A.A. : En 1943, nous avions accepté les propositions de notre vieux copain Tricheux pour organiser le congrès. Sa maison était spacieuse, avec autour un grand morceau de terrain où il pratiquait un petit élevage. C’était situé dans la périphérie de la ville. Voline n’avait pas le droit de circuler hors de Marseille et pourtant il désirait être présent. Je lui ai fait de faux papiers. Il y avait de gros risques pour lui, mais tout se passa bien. Lors de ce congrès, trois délégations du mouvement espagnol étaient là comme observateurs. Au moment de nous séparer, l’un des membres d’une délégation vint me dire qu’il appréciait le sérieux de nos travaux. Voline fut remarquable dans ses diverses interventions.

It. : Combien étiez-vous ?

A.A. : Quinze à vingt. Plusieurs délégués de Toulouse (groupes ou individuels), de Foix, deux filles déléguées par Paris, de Marseille (Voline, San Clemente et moi)… Il y avait aussi des lettres de participation : Thiers, Clermont-Ferrand, Lyon, etc.

It. : Et après ?

A.A. : Le congrès s’est terminé le 20 juillet ; Julia, Chauvet et moi avons été arrêtés le 3 août. Les dégâts ont été limités, en tant que personnes, à nous trois. J’étais seul lorsque les flics sont arrivés. J’ai eu droit aux bracelets tout de suite. Il devait être quinze à dix-huit heures. Julia est arrivée. Je lui ai fait voir mes poignets enchaînés et lui ai dit : « Calla te, calla te ! No sabes nada, nada !  » Un des flics hurla « Taisez-vous ! », mais il avait du retard. Chauvet arriva plus tard et se heurta tout de suite aux policiers. Ils venaient de découvrir les tampons, tracts, extraits de naissance et… ce n’était plus leur affaire. L’un d’eux partit téléphoner d’un bistrot voisin dont le patron, de son côté, fit marcher le téléphone arabe. Francisco Botey qui vint après Chauvet trouva un flic casqué, armé, en uniforme, et s’engagea directement dans l’escalier, puis redescendit avec une locataire et se précipita pour téléphoner à son tour. Nous fûmes embarqués dans une camionnette avec les flics, les tracts et tout le reste du matériel. Il était vingt heures environ. Nous avons été interrogés pendant cinq jours, sans brutalités. Tous les copains avaient été avertis à temps. J’ai su, lors de cet interrogatoire, que c’était un couple de juifs âgés qui, dénoncés comme ayant de faux papiers, me dénoncèrent à leur tour. Interrogatoires finis et rapports établis, Julia fut écrouée à la prison des Présentines ; puis, quelques temps après, malade, elle fut transférée aux consignés de l’hôpital de la Conception. Nous fûmes, Chauvet et moi, écroués à la prison Chave, d’abord dans une cellule destinée à recevoir une personne. Nous nous y trouvions à six. Les murs de la cellule étaient rouges de sang… des punaises qui y étaient écrasées quotidiennement. Nous étions là avec les droits communs. Après réclamation, on nous transféra au quartier des politiques avec des gaullistes et des communistes. Les uns comme les autres ne nous pardonnèrent pas notre antipatriotisme et lorsqu’il y eut une évasion organisée par le Mouvement de libération nationale en mars 1944, les communistes refusèrent d’ ouvrir notre cellule parce que « nous n’étions pas des patriotes ». Suite à cet événement, nous avons été transférés à Aix-en-Provence, menottés et liés chacun à un gendarme, accompagnés par un car de GMR [7] qui nous suivaient, mitraillettes prêtes à servir. Dans la nuit du 24 au 25 avril 1944, les Francs-tireurs-partisans (FTP) organisèrent une évasion avec une complicité à l’intérieur de la prison. Cette fois nous fûmes du lot, tout se passa bien et, après un séjour d’un mois dans un maquis non combattant, je pus rejoindre Julia chez un ami de Lorgues dans le Var. Chauvet était parti chez des relations qu’il avait dans le Vaucluse. Julia et moi nous nous rendîmes à Toulouse.

It. : A Toulouse, tu as recommencé à militer…

A.A. : Nous sommes partis du Var le jour de la Pentecôte 1944. La veille, la ligne de chemin de fer avait été bombardée. Nous avons pris le train à sept heures du matin à Marseille et nous sommes arrivés à Toulouse vers vingt-trois heures. Nos amis Clavé n’étant pas chez eux, nous avons réussi à trouver une chambre dans un hôtel. Le lendemain, nous débarquions chez les Clavé. Ensuite je pris contact avec les autres compagnons. La libération de Toulouse se fit tôt, en août 1944. Les troupes allemandes, qui stationnaient dans le Sud-ouest, passaient par cette ville pour effectuer leur retraite. Avec Maurice Laisant, on a réalisé un tract pour rassembler anarchistes et anarcho-syndicalistes, intitulé « Manifeste des groupes libertaires à tendance anarcho-syndicaliste ». Aussitôt un groupe fut formé. Puis le mouvement espagnol me proposa de réorganiser la SIA (Solidarité internationale antifasciste). J’en devins le secrétaire général.

It. : Tu étais toujours en contact avec Voline à cette époque-là ?

A.A. : Oui, je n’ai jamais cessé d’être en relation avec lui. Lorsque nous sommes passés par Marseille pour aller à Toulouse, nous nous sommes rencontrés à la gare Saint-Charles. A Toulouse, je voulais qu’il vienne me rejoindre pour mettre en route un journal pour la SIA. Il accepta sous réserve que tout le monde soit d’accord. Ce n’était pas le cas. C’est dommage car Voline était très capable en ce domaine, il aurait su donner un coup de fouet pour le démarrage. En octobre 1944, il y eut le précongrès d’Agen, qui avait pour but de regrouper les anarchistes de toutes les tendances. Voline y vint et nous fûmes, Julia, lui et moi, très heureux de nous retrouver. Voline était très préoccupé par les fêlures qui commençaient à se faire jour à Paris. Le précongrès réunissait des délégations d’Agen, de Villeneuve-sur-Lot, de Bordeaux, Langon, Toulouse, etc. Louvet, qui éditait Ce Qu’il Faut Dire, et Simonne Larcher, avaient envoyé une lettre d’excuses et d’explications sur la situation des anars en région parisienne. Le précongrès d’Agen ressouda les morceaux momentanément. Voline resta une journée de plus avec nous à Toulouse, puis il s’en retourna à Marseille où beaucoup de travail l’attendait.

It. : Lorsqu’il tomba malade, comment cela s’est-il passé ?

A.A. : Nous nous écrivions souvent, puis brusquement je ne reçus plus de réponses à mes lettres. Cela dura deux mois, enfin une longue lettre arriva, me disant qu’il était à l’hôpital de la Conception, qu’il allait beaucoup mieux et qu’il envisageait de retourner chez lui dès que l’autorisation lui en serait donnée. Il accusait son « bobo intestinal » d’avoir récidivé, ajoutant que les toubibs n’y comprenaient rien. Il avait un peu la phobie de la médecine parce que ses père et mère étaient médecins. Je le connaissais assez pour savoir que je pouvais le croire tant qu’il ne parlait pas de sa santé. Je partis donc à Marseille le lendemain matin. J’allai à l’hôpital et j’eus le droit de voir Voline à travers une vitre. Il était en quarantaine, les toubibs craignant une maladie contagieuse. Je vis le directeur de l’hôpital pour obtenir l’autorisation d’entrer dans la cage vitrée et d’y rester le plus longtemps possible. J’y parvins. Je restai toute l’après-midi avec lui. Nous parlâmes beaucoup de La Révolution inconnue et assez peu de sa santé. Il me décrivit la stupéfaction de l’infirmier lui prenant la tension : elle était nulle. Il recommença avec un autre appareil et eut le même résultat. Et comme Voline s’enquérait, il lui fut répondu avec inquiétude : « Ce n’est pas possible, vous n’avez pas de tension ! » Physiquement très diminué, il devait peser entre quarante et quarante-cinq kilos. En revanche, son cerveau fonctionnait à merveille, il était d’une extrême lucidité. Infirmiers et médecins me dirent qu’effectivement ils ne savaient pas ce qu’il avait. Ils pensaient le garder quelque temps encore. Je revins à Toulouse tout en restant en relation avec lui. Quelques semaines plus tard, il m’écrivit qu’il devait quitter l’hôpital et pensait rentrer chez lui. Je suis reparti à Marseille. J’ai eu avec lui des conversations homériques. Voline tenait absolument à rentrer chez lui, moi j’essayais de l’en dissuader. Les étages d’autrefois à monter, les courses à faire, il ne tiendrait pas quinze jours et allait se tuer. Je réussis à le convaincre. Il fallait que je trouve un lieu de séjour ; quitter l’hôpital n’était pas facile, l’essence était rationnée, et il y avait davantage de bons d’essence que de carburant. J’ai enfin trouvé un couple de camarades espagnols, Francisco Botey et sa compagne Paquita, qui acceptèrent de prendre notre ami. C’était petit chez eux, d’autant qu’ils avaient deux enfants, mais le pavillon était à La Treille, avec de l’air et de la lumière. Un médecin, ami de Voline, le transporta chez eux où il resta quelque temps. Puis son fils Léo l’amena à Paris. Voline fut alors examiné sous toutes les coutures par un ami médecin qui l’avait invité à venir le voir. Les radios furent concluantes : phtisie, et organisme épuisé. Il rentra à Laennec. Il est mort le 18 septembre 1945.

Propos recueillis par la rédaction
(Itinéraire)


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