Suite du "Témoignage d’André Arru pour le CIRA"
Réflexions sur des histoires
Article mis en ligne le 2 juin 2010

Jusqu’à ce jour, à ma connaissance, l’histoire du mouvement anarchiste en France entre 1940 et 1945 n’a pratiquement pas été abordée et quelquefois maltraitée par des auteurs qui disent la retracer. Je constate dans leurs propos un manque total d’informations sur cette période de l’histoire anarchiste, dû en particulier à une absence de recherches.

Ayant joué un rôle en ce temps là et étant cité dans différents ouvrages, sans avoir jamais été consulté pour cela, je profite de l’occasion qui m’est ici donnée pour, tout en complétant mon témoignage qui précède [1], rectifier certaines erreurs, négligences et insuffisances.

C’est par le livre de Jean RABAUT que je vais commencer. Il a pour titre : « Tout est possible – Les gauchistes français 1929-1944  » [2] et il a été édité en 1974. L’auteur y raconte l’histoire des trotskystes, ce qui l’amène à parler un peu des activités anarchistes pendant la guerre. Sous le couvert de Maurice LAISANT, qu’il a consulté, il parle de l’affiche « MORT AUX VACHES » [3] et explique en conclusion qu’il y était dit :

« ...Fichez-les tous à la porte, qu’ils étalent francisques, étoile à cinq branches, croix gammée ou croix de Lorraine... »

Puis il ajoute ce commentaire :

« ...Ce mépris pour les porteurs d’étoile à cinq branches n’empêche pas ARRU de confectionner de fausses cartes d’identité pour les Juifs ».

Comme chacun peut le constater l’affiche vaut par l’ensemble de son contenu, Jean RABAUT ne la connaît pas, non seulement il fait une grave erreur sur les termes mais encore il en déforme le sens. Maurice Laisant interrogé par moi m’écrivit avoir dit : « l’étoile de Moscou » et non « l’étoile à cinq branches ». Il ne pouvait en effet se tromper à ce point là, il a connu cette affiche au sortir de l’imprimerie, il en a même porté aux copains de Foix pour affichage.(*)

Ajoutons que l’antisémitisme ne nous jamais effleuré, nous étions peut-être farfelus mais pas idiots !

J’écrivis donc à Jean Rabaut en date du 1er février 1976 (*)pour lui signaler l’erreur de son texte et la dénégation de Laisant, tout en protestant contre son jugement disons cavalier à mon égard. Enfin je lui fis remarquer qu’il aurait pu me consulter, puisqu’il me citait... [4]

Il me répondit par retour et comme je trouve sa réponse remarquable pour un historien, la voici :

Jean RABAUT, le 4 février 1976, à Jean-René SAULIERE (André Arru) :

" Monsieur,

Je m’empresse de répondre à votre lettre du 1er février.
Je comprends que vous vous soyez alarmé du malentendu survenu dans la transcription de votre affiche ; mais j’ai, en toute bonne foi, voici environ trois ans maintenant, noté sur le champ ce que Laisant m’a indiqué ; personne au surplus ne m’a dit où vous habitiez, ni même que vous étiez encore actif. Sinon, vous pensez bien que j’aurais pris soin de chercher à vous rencontrer.

Ce qui limite le mal, c’est que personne, du fait que je mentionnais l’aide que vous apportiez aux Juifs persécutés, n’a pu vous prendre pour un antisémite.
De toute façon, je rectifierai quand viendra le moment d’un prochain tirage de mon livre.

Veuillez accepter mes sentiments de bonne camaraderie."

Je dois ajouter que l’éditeur DENOEL présentait « Tout est possible » comme « un document s’appuyant sur une rigoureuse méthode historique...  ».

En 1975, François MASPERO imprime : "Histoire du mouvement anarchiste – tome 2 – de 1944 à nos jours " par Jean MAITRON [5].

En quelques lignes, que voici ci après, l’auteur liquide la question de la période 1940-1945 : (cf ci-après extrait du tome 2, page 37) :

« Dans cet état d’esprit, on verra A. Prudhommeaux gagner la Suisse et René Frémont répondre à l’ordre de mobilisation dans l’attente d’un sursaut révolutionnaire à venir ; il sera tué au cours de la retraite de l’armée française en juin 1940.
Désemparé, le mouvement anarchiste français ne put réussir à se regrouper en tant qu’organisation que plusieurs années après la déclaration de guerre. Certes les relations personnelles ne s’interrompirent jamais et, au cours des étés 1941 et 1942, des balades champêtres eurent lieu, mais « aucune discussion vraiment organique n’y était soulevée (118) », et on n’y pratiquait que la solidarité. C’est le 19 juillet 1943 qu’eut lieu à Toulouse une réunion qui regroupa quelques militants. Ils se retrouvèrent ensuite le 15 janvier 1944 pour la mise au point d’une déclaration de principe et des statuts d’une nouvelle fédération. Faisant suite à un pré-congrès tenu à Agen les 29 et 30 octobre 1944, un premier congrès se réunit à Paris les 6 et 7 octobre 1945, qui tint une troisième séance le 2 décembre.
Quant aux militants, « un petit nombre d’entre eux fut germanophile, un autre gaulliste, le gros pratiqua le débrouillage individuel pour sauver sa peau (119).
 »

(118) Le Lien, organe intérieur de la Fédération Libertaire, n° 1, octobre 1944.
(119) Le trait d’union, bulletin intérieur de la région parisienne, n° 6, compte rendu de l’Assemblée extraordinaire d’information de la 2ème région (Paris et banlieue), 16 octobre 1949.

Plus loin, page 314, dans une nomenclature des imprimés anarchistes parus, on y trouve :
« LA RAISON » n° 1 et unique - organe de la Fédération internationale syndicaliste révolutionnaire – tiré à 1000 exemplaires à Toulouse – Le responsable André ARRU (Jean René SAULIERE dit) fut arrêté peu après.
Puis à la page 336 :
« Les Coupables » - Fédération internationale syndicaliste révolutionnaire – 1943 – 40 pages.

Jean Maitron n’a pas fait la liaison entre les trois informations qu’il donne. En effet, s’il y avait quelque part des publications, un mouvement, un responsable, son arrestation, il y avait autre chose que des balades champêtres.

Je précise que les citations données dans le texte reproduit ci-dessus sont peu valables. Celle portant le n° 118 date d’octobre 1944, le mouvement n’est pas encore et de loin reconstitué, les relations sont toujours rares, l’article n’est pas signé et le bulletin en question représente le premier contact imprimé (au duplicateur) entre une FRACTION des camarades parisiens. La citation 119 n’est qu’une réflexion anonyme qui n’a aucune valeur historique. Elle est encore tirée d’un bulletin de la région parisienne qui, en octobre 1949, était en pleine crise. Ces références ne peuvent en aucun cas servir à illustrer l’histoire du mouvement anarchiste à cette époque. Enfin, je dois indiquer que pour les camarades réunis à Toulouse le 19 juillet 1943, il n’y eut pas de réunion le 15 janvier 1944.

Je reviendrai un peu plus loin sur ce que ne dit pas le livre de MAITRON. Je vais à présent me servir d’un autre exemple, celui de Roland BARDY (Roland BIARD dit) auteur d’une « Histoire du Mouvement Anarchiste 1945-1975 » ed. Galilée, Paris, 1976, 314 pages, qui fait une incursion très rapide dans la période précédente. La voici (cf.p.85) :

« La reconstitution de la Fédération Anarchiste se déroule en plusieurs temps. Tout d’abord, dans la clandestinité, un certain nombre de militants restés libres de leurs mouvements se réunissent dans une ferme de la région toulousaine le 19 juillet 1943. Ce ne sera qu’un échange de vues : le mouvement n’est ni mûr, ni adapté à l’action clandestine.

A Agen, le 30 octobre 1944, les choses sont plus constructives. On discute de déclaration de principes et d’organisation. Des moutures qui avaient été élaborées lors d’une rencontre précédente (janvier) sont reprises et définitivement élaborées. Décision est aussi prise de refaire paraître Le Libertaire. Conscients de ne pas représenter l’ensemble du mouvement, les participants (Laisant, Joyeux, Lapeyre, Arru, Vincey...) ne le conçoivent que comme un lien, une sorte de bulletin intérieur (les lois d’exception sur la Presse ne permettaient pas d’ailleurs la création d’organes sans autorisation spéciale). Le Libertaire ne deviendra public qu’en septembre 1945. Ce n’est qu’à l’issue du Congrès constitutif de la F.A. qu’il deviendra l’organe de celle-ci.

Malgré cette réapparition, le mouvement ne se développe guère. Le Congrès d’Agen, comme l’édition du « Lib », ne sont que des initiatives individuelles. La mise en place d’un mouvement réel, reposant sur des groupes locaux, des régions, l’élection d’organes de liaison, mettront des mois à se réaliser. Cette lenteur s’explique par la résurgence quasi immédiate des divergences et polémiques au sein du mouvement. Se reconstituer était le but commun de tous ceux qui se référaient à l’étiquette anarchiste. Mais sur quelles bases ? Il fallait donc, avant de convoquer un véritable Congrès, se mettre d’accord –tendance par tendance, « personnalité par personnalité » - sur le « visage » de la future organisation. Ces discussions seront laborieuses et dureront presque toute l’année 1945.

Il me semble bon de faire remarquer que ce n’est pas un mouvement qui mûrit ou s’adapte, mais ceux qui en font partie, qui le transforment et le font bouger.  »

Il est vrai qu’il ne restait rien du mouvement anarchiste en 1939 après la mobilisation générale. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ses membres étaient mobilisés, insoumis en fuite, ou sous surveillance policière. Louis LECOIN a été arrêté quelques jours après la déclaration de guerre pour un simple tract intitulé « PAIX IMMEDIATE  » ! Et avec lui une charretée de signataires et de distributeurs. Dès la mobilisation générale en France, toute propagande anarchiste se trouve interdite puisqu’elle est par essence antimilitariste et pacifiste.

Il est vrai aussi qu’il y eut des tentatives de regroupement. Les anarchistes, peu nombreux avant guerre, laminés par elle, à contre-courant des mouvements politiques, syndicaux et de l’oreille populaire, se trouvaient sans aide et sans moyens efficaces. Il était difficile de regrouper ceux laissés en liberté, d’autant plus que ceux-là, ayant été pour la plupart actifs dans un passé récent, subissaient un contrôle policier plus ou moins étroit.
L’une de ces tentatives s’est faite à Marseille. Comme je le raconte précédemment, les « balades champêtres » s’y faisaient au coeur de la ville, pendant le couvre-feu, en collant des papillons, des tracts, des affiches.

Au départ, en 1940, nous étions deux à coller. Lorsque je fus arrêté avec Etienne CHAUVET et Julia vinas, le 3 août 1943, nous devions être huit le soir même à placarder la fameuse affiche « Mort aux Vaches » [6] ce qui démontre une progression et une continuité remarquable dans le contexte où nous vivions. Progression aussi dans la qualité et la quantité du matériel puisque nous étions passés d’un tirage de quelques dizaines de papillons tirés sur gélatine à des tracts et affiches (de plus en plus grands) imprimés et tirés chacun à mille exemplaires au moins.

Ceci pour Marseille, mais mes voyages m’avaient permis de prendre des contacts, maintenir des relations, des groupes s’étaient formés à TOULOUSE, AGEN, VILLENEUVE-SUR-LOT, sans oublier les individuels qui quoiqu’ isolés, faisaient leur possible pour nous aider.

En dehors des réunions de groupe, fort nombreuses et animées à MARSEILLE, surnagent de mes souvenirs deux réunions importantes déjà signalées. Celle qui eut lieu chez Pierre BESNARD à Bon Encontre. Nous étions sept ou huit. Le sujet : la brochure « Les Coupables ». Elle porte du reste la marque de Besnard dans l’additif intitulé : « Explication résumée d’organisation sociale à base fédérale, syndicale, communale » [7]. Et tous ceux qui ont connu de près ou de loin Pierre Besnard savent qu’en réunion, en sa présence il était impossible qu’ « aucune discussion vraiment organique (n’y soit) soulevée. »

La deuxième réunion, que je date dans mon témoignage par erreur en 1942, eut lieu chez les camarades TRICHEUX en 1943, le 19 juillet, à Toulouse. Il y avait présents des délégués de Toulouse, Agen, Villeneuve-sur-Lot, Paris, Marseille, des individuels et deux observateurs pour le compte de la CNT/FAI [8]. Voline était présent [9]. Les discussions furent tant théoriques que pratiques. Il ne pouvait en être différemment à cette époque où nous nous confrontions quotidiennement aux autres antifascistes. Fallait-il s’associer à eux ou rester à contre-courant ? La question était souvent angoissante sur le terrain.
Si nous faisons le bilan, nous trouvons donc un regroupement des anarchistes qui allait s’amplifiant en activité et en réunions. Il possédait un noyau de militants actifs, des sympathisants, des relations avec le mouvement clandestin espagnol et à l’extérieur de notre propre groupement.

Dans mes archives, je trouve cinq imprimés soit :
 un tract double page (21x27) intitulé Aux travailleurs des bras et de la pensée ;
 une affiche (31x24) contre le fascisme et les dictatures ;
 l’affiche Mort aux vaches ;
 la brochure Les Coupables, (14x21), 40 pages ;
 le journal La Raison (16x25), 12 pages ;
chacun d’eux tirés à 1000 exemplaires ou plus.

Il faut ajouter l’officine de faux papiers qui permettait une aide sérieuse à des camarades et non-camarades en difficulté avec les autorités françaises et occupantes.

C’est à présent, en essayant d’éclairer ceux qui refont l’histoire, que je m’aperçois que nous étions un mouvement d’une très petite importance, mais qui apparaît en somme cohérent. Nous étions peut-être, à l’encontre de ce qui est écrit par l’un des historiens, « mûrs et adaptés à l’action clandestine ».

Notre arrestation à Marseille stoppa l’élan du mouvement qui se désagrégea parce qu’elle mettait en danger tous nos correspondants. Cependant il en resta des parcelles qui, lorsque deux mois après mon évasion de la prison d’Aix-en-Provence, je revins à Toulouse en juin 1944 [10] me permirent de reprendre très vite des contacts.

Dès la libération de cette ville, en août 1944, nous y diffusâmes un tract. Il était intitulé : « Manifeste des Groupes libertaires à tendance anarcho-syndicalistes de la région toulousaine ». (*) Les relations avaient été renouées avec Agen et Villeneuve-sur-Lot et le Pré-Congrès d’Agen des 29 et 30 octobre 1944 étaient la suite logique, l’émanation de notre action clandestine. Notre préoccupation à ce moment là, comme pendant la clandestinité, était de regrouper tous les anarchistes dans un même mouvement. Déjà à Paris nos camarades se divisaient. Le Pré-Congrès d’Agen ressouda les morceaux pour quelques temps, tout au moins nous l’avons cru.
C’est encore du fait de mon combat clandestin que le Comité National de la C.N.T.E. en exil me proposa de recréer à partir de Toulouse, fin 1944, la S.I.A. (Solidarité Internationale Antifasciste) Section française – animée avant guerre par Louis Lecoin. J’acceptais d’autant mieux que j’y voyais, en plus de la propagande à faire, une nouvelle possibilité d’union entre les anars espagnols réfugiés et les anars français. Additionner les qualités des deux mouvements aux caractères complémentaires, m’a souvent fait rêver ! Les réveils sont presque toujours assez douloureux.

Pour lancer S.I.A., j’organisai un meeting dans un cinéma du centre de Toulouse. Le Maire, BADIOU, le Commissaire de la République JEAN, un représentant du M.L.N., le Secrétaire des Syndicats de la Haute Garonne, CALPE pour la CNT/FAI en exil, Umberto MARZOCCHI pour le mouvement anarchiste italien, MIRANDE et MARTIN pour les anarchistes français. Je présidais... Tout le monde magnifia la S.I.A., l’antifascisme, le retour des réfugiés espagnols en Espagne ... Républicaine [11], la liberté retrouvée... J’en passe et des meilleures !

Le mouvement lancé, il fallait déplacer son Comité National de Toulouse à Paris pour que ses activités aient une audience nationale. Pour ce, j’organisai un Congrès (en avril ou mai 1945). Les anars parisiens invités y vinrent en délégation ; d’un côté Simone LARCHER et Louis LOUVET animateurs de « Ce qu’il faut dire », de l’autre Henri BOUYE de tendance plus dure qui préparait avec d’autres la sortie du Libertaire. Ce Congrès fut agité, mais je parvins, dans une séance de nuit mémorable, à convaincre les Parisiens, à l’usure, me dit Simone Larcher !

Je croyais l’affaire en bonne voie, mais le C.N. de la C.N.T.E. me fit savoir son désaccord. Je donnai alors ma démission et au mois de juillet 1945 je revins à Marseille reprendre mes activités professionnelles.

Revenons en arrière et examinons un autre survol de l’histoire. Le texte se trouve dans « La Rue » n° 28, 1er trimestre 1980, sous le titre de « L’Affaire FONTENIS » et sous la signature de Maurice JOYEUX. Page 60, je lis ceci :

« Le pacifisme bêlant, élément désagrégateur du mouvement libertaire, fit des ravages, entraînant certains camarades dans la collaboration ou sur sa lisière, le syndicalisme et l’anticommunisme en rallièrent quelques autres à la charte du Travail, derrière Froideval et P’tit Louis Girault. D’autres, assez rares, rejoignirent la Résistance. Il fallut attendre 1943 pour qu’un certain nombre de camarades se regroupent autour d’Aristide et de Paul Lapeyre, de Charles et Maurice Laisant, d’Arru, de Voline et de quelques autres. Ils se rencontrèrent à Agen pour envisager l’après-guerre. A la même époque, à Paris, des contacts s’établissaient à la Bourse du Travail, dans un local qui avait déjà servi à la résistance syndicale et qui était le siège du syndicat des fleuristes, dont le responsable, Bouyé, était un militant anarchiste. Peut-on parler de résistance ? Disons que les rapprochements furent élaborés entre ceux qui avaient physiquement et moralement survécu au dévoiement provoqué par quatre ans d’occupation. Leur première tâche fut d’établir la liaison avec les prisonniers, et c’est ainsi qu’Arru prit contact avec moi qui, à Montluc, purgeais une peine de prison pour mutinerie, insoumission et quelques autres babioles. »

Dans le prologue de cet article, Joyeux déclare que « la vérité historique n’existe pas, ou plutôt chacun d’entre nous a sa vérité ». On ne peut mieux dire. En effet comme on l’a déjà vu, la rencontre de 1943 sanctionnait trois années de propagande et de regroupement. Ni Paul ni Aristide Lapeyre ne s’y trouvaient. Paul était prisonnier de guerre en Allemagne, Aristide qui avait été arrêté comme otage, mis en camp, puis relâché, était sous contrôle policier à Bordeaux. A Agen, les 29 et 30 octobre 1944 c’est Laurent Lapeyre qui était présent, délégué par les groupes de Bordeaux. Ni Charles, ni Maurice Laisant ne sont venus à ce Pré-Congrès. Je n’ai jamais rencontré Joyeux à Montluc comme il l’affirme, j’ai fait sa connaissance au Congrès de Paris en 1945 !

Je ne peux m’empêcher d’exprimer mon étonnement de trouver sous sa plume les termes de « pacifisme bêlant » qui furent inventés avant la guerre par le Parti Communiste lors de sa conversion au patriotisme. Je fus, je suis pacifiste et je n’ai pas bêlé.

J’en ai connu, j’en connais beaucoup d’autres dans le mouvement anarchiste et c’est même en son sein que j’ai appris à refuser les frontières, la patrie, l’armée, la guerre.

Quant à ceux qui retournent leurs vestes, il y en a eu toujours et partout, surtout aux périodes troubles. Joyeux m’en fournit un exemple dans cet article, en citant Louis LOREAL (parmi ceux, écrit-il, qu’on a oublié d’inviter à la reconstruction du mouvement libertaire). Mauvais choix ne puis-je m’empêcher d’écrire avant de passer la plume au signataire de l’article ci-dessous paru dans le journal collaborationniste Germinal le 7 juillet 1944, dont le titre était : « CHOISIR ! »...

« CHOISIR

Je voudrais, en ces colonnes, faire appel à mes vieux camarades du mouvement syndical et des groupements pacifistes. Faire appel non pas à un sentimentalisme désuet, mais à leur raison. Pour leur donner un ultime avertissement.

Trop nombreux sont encore ceux pour qui la débâcle militaire de juin 40 n’est rien, comparée à leur déroute morale. Des hommes qui, jusqu’en septembre 39, avaient donné des preuves de leur clairvoyance vigilante ; qui dévouèrent toute leur vie à la cause du rapprochement des peuples vont, aujourd’hui, jusqu’à piquer des crises d’épilepsie maurrassienne à la seule pensée que se construit la nouvelle Europe socialiste.

Oh ! je ne parle pas de ces pauvres types qui ne jurent que par la Bibici ou par Staline. Ils sont, pour moi, retournés au néant intellectuel dont ils n’auraient jamais dû sortir : paix à leurs cendres !

Ceux qui m’intéressent, à qui je voudrais voir revenir un peu de lucidité, ce sont ceux-là qui - plus nombreux qu’on ne pense – sentent bien qu’un monde finit, souhaitant de tout leur coeur un avenir meilleur, mais s’effrayant de ce que la Révolution sociale qui est en cours ne suive pas les voies que les doctrinaires du socialisme ou du syndicalisme lui avaient tracée.
On fait appel à toutes les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent, on recherche les politiques mais on exclut les politiciens ; on sollicite les compétences, mais on évince les apprentis ; on veut remplacer le vocabulaire démagogique par un langage tenant uniquement compte des réalités.

On veut supprimer la lutte des classes en en faisant disparaître les causes : les choses elles-mêmes. On veut instaurer un régime communautaire dans lequel le socialisme ne sera pas une spéculation sur l’avenir mais un don pour le présent.

Et les vieux militants se cabrent. Ce n’était pas dans le programme !
Les dures réalités n’ont pas encore réussi à les débarrasser de leurs routines de pensée. Ils continuent à regarder le monde en gestation avec leurs bésicles de quarante-huitards. Ils n’ignorent, certes, pas la guerre parce qu’elle les enserre de plus en plus fortement de sa griffe de fer. Ils n’ont pas encore compris que cette guerre ne ressemble en rien aux précédentes. Ils ne réalisent pas que c’est l’ultime combat entre toutes les forces mauvaises du passé ; entre tout un monde pourri de privilèges, de vol, d’esclavages et de crimes et les forces viriles, saines et tendues du peuple qui veut enfin se libérer.

Ils se cabrent, ils boudent. Ils résistent même. Oh ! ils ne sont pas systématiquement hostiles, mais ils ne comprennent pas. Ils ne s’y reconnaissent plus.

Pensez donc ! on a complètement abandonné la géographie politique. Il n’y a plus de droite, de centre, de gauche, ni d’extrême-gauche.
On croyait que la Révolution sociale se ferait avec de sanglantes blessures. On voyait alors le peuple « triompher » par l’instauration de je ne sais quel système de conseils d’ouvriers et paysans au sein desquels les factions s’entre-déchireraient pour accaparer chacun le plus possible de leviers de commande. On imaginait alors une sorte de dictature de partis ou de syndicats au nom de ce pauvre prolétariat qui serait toujours amené, en définitive, à solder de ses misères, de son argent et de son sang, les expériences plus ou moins malheureuses des novateurs pour qui le socialisme se limite exclusivement à la secte.

Ah ! ç’aurait été un beau gâchis où les diverses factions de la classe ouvrière – en admettant que celle-ci eut le dessus – se seraient mutuellement excommuniées et exterminées au nom de la liberté. On a vu ce que cela a donné en Espagne républicaine de 1936 à 1938.
C’est ça que vous voudriez, mes camarades ? Merci, très peu pour nous !
Quoi ! Vous avez passé toute votre existence à combattre le régime capitaliste, et voici qu’aujourd’hui qu’il est frappé dans ses oeuvres vives, qu’au moment où nous nous apprêtons à lui donner l’estocade suprême, vous vous mettez à le regretter ! Ne sentez-vous pas tout ce que votre position comporte de ridicule et de tragique.

Dans le fond, voyez-vous, vous êtes victimes d’une psychose par trop française : la psychose de la rouspétance. Ce qui vous effraye dans le socialisme qui s’instaure, c’est l’étiquette autoritaire dont il se pare. Et immédiatement, vous nous écrivez : « On veut assassiner nos libertés ! »
Oh ! j’avoue que moi aussi, j’eus un moment d’hésitation. Ce n’est pas en vain qu’on a milité une trentaine d’années dans les milieux libertaires.
Puis j’ai réfléchi. Et maintenant je n’ai aucune vergogne à confesser que l’autoritarisme ne m’effraye pas le moins du monde.
Mais, tout d’abord, de quelle liberté regrettez-vous le trépas ? De quelle liberté jouissions-nous avant 1940 ?

Certes, on nous permettait de publier des journaux (même subversifs)... jusqu’au jour où l’on nous jetait dans les ergastules. On nous permettait d’organiser de « Grrrrands » meetings dans lesquels on vitupérait les mauvais gouvernements et l’iniquité capitaliste, on tolérait même jusqu’en 1938, des manifestations sur la voie publique dans lesquelles nous clamions, à nous égosiller, notre indignation devant les dénis de justice ou notre haine sur la guerre. Tous les quatre ans, on nous permettait de « donner notre opinions » en élisant Dieu seul sait après quelle cuisine et quelles répugnantes campagnes de presse, d’affiches et de réunions, un représentant au Parlement.

Puis, au bout de toute cette agitation – au cours de laquelle, ne l’oublions tout de même pas, il y eut de nombreuses victimes – nous nous retrouvions gros Jean comme devant.

On nous laissait crier, on nous laissait rouspéter. Comme disait Mazarin : « Laissez-les crier, après ils paieront. »

Les ouvriers retournaient à leur servitude et, malgré toutes leurs démonstrations pacifiques, étaient périodiquement envoyés au carnage.
Si par hasard nous hurlions trop fort, si notre indignation prenait des allures par trop dangereuses, on faisait alors intervenir la troupe.

On avait la liberté de rouspéter, d’accord. Mais jusqu’à une certaine limite. Certains militants syndicalistes durent changer de région, voire même de profession, pour avoir montré trop de combativité dans les luttes ouvrières.
Nous avions la liberté de crier, soit, mais aussi – et surtout- celle de demeurer esclaves ou de crever de faim.

Et c’est cette « liberté » que vous regrettez ?

Vous boudez encore, parce que vous avez été trop souvent les dupes dans le passé. Parce que vous avez peur d’être une nouvelle fois dupés.

Il ne tient qu’à vous de ne pas l’être.
Comment ? En venant avec nous.
Certains personnages vous inspirent de la méfiance. Certaines conversions, encore que très bruyantes, vous paraissent trop subites pour être sincères. Trop de personnages, dites-vous, dont le comportement encore assez récent ne laissait pas prévoir le grand amour qu’ils confessent pour le socialisme, trop de personnages ne se réclament de l’ordre nouveau que pour, peut-être, le mieux détourner de son véritable sens. Eh bien, venez avec nous. Par votre présence, vous nous aiderez à insuffler un authentique esprit socialiste à la révolution.

« La Révolution sociale, a proclamé Marcel Déat, ne peut s’accomplir qu’avec le peuple. »

Votre devoir est d’être avec nous, avec le peuple. Si au lieu de vous confiner dans la nostalgie d’une époque révolue, vous venez apporter votre effort à la construction de l’édifice, celui-ci sera solide et défiera les attaques de toutes les réactions. Il y a peut-être des gens à faux-nez socialiste parmi les zélateurs de l’ordre nouveau ? Ils seront démasqués impitoyablement et leurs manoeuvres déjouées au moment de l’action.

Mais l’heure est décisive. Il faut choisir ouvertement.
Le passé est bien mort. Rien ne sert de le regretter. La révolution peut, doit se faire avec vous, mais aussi elle se fera, même sans vous.
Dépêchez-vous de choisir avant qu’il ne soit trop tard.

Louis LOREAL  »

Mon premier témoignage a été le fruit des circonstances d’une rencontre entre Madeleine BAUDOIN et moi. Ce témoignage-ci, qui, je prie les lecteurs de m’en excuser, comporte quelques redites du précédent, résulte d’une irritation qui s’aggrave au fur et à mesure de mes lectures sur l’histoire du mouvement anarchiste entre 1940 et 1945 (et même en d’autres temps). (12)
D’aucuns diront que c’est un état de frustration ... « TOUT EST POSSIBLE »... Mais peu importe puisqu’en définitive l’ensemble de ces explications, jointes à d’autres, pourront faciliter les choses à ceux qui s’amuseront à réécrire le temps passé.

Jean-René Saulière, dit André Arru


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