Article d’André Arru paru dans "La Raison" d’octobre 1966.
Non, je n’irai pas en Espagne !
Article mis en ligne le 22 août 2008

Ce n’est du reste pas de gaîté de coeur. Pendant des années, après le travail, après les tâches du militant, la nuit, le dimanche, les fêtes, j’ai potassé, bûché pour pouvoir comprendre et parler l’espagnol et m’entretenir ainsi avec mes camarades révolutionnaires d’Espagne. Nous étions en 1936. Pendant la guerre, celle qui a suivi l’épopée espagnole, j’ai pu ainsi rêver à haute voix dans leur langue avec mes compagnons réfugiés, imaginer leur retour, la chute de Franco et ce qui s’ensuivrait pour l’Espagne et le Monde... J’ai divagué, là et ailleurs, avec des hommes et des femmes de régions différentes qui évoquaient l’Aragon, la Galicie, la Catalogne, l’Andalousie, la vieille ou la nouvelle Castille... Je me promettais des voyages fructueux pour assouvir ma fringale de connaissances en général, linguistique en particulier et pour apaiser ma curiosité naturelle. Puis la guerre a fait semblant de cesser, les rêves ont fait place aux dures réalités, Franco est resté maître de l’Espagne. Les unes après les autres les démocraties ( ?) ont aidé l’associé d’Hitler à consolider son trône, tout en laissant croire quelques temps aux yeux des peuples qu’il était mis en quarantaine.

Des connaissances qui, par la force des choses, étaient revenues en Espagne, m’invitaient. Je n’eux pas à réfléchir, à cette époque, c’eut été une trahison, les seuls camarades qui « visitaient » ce pays y allaient en mission.
Puis sont parties les vagues annuelles de vacanciers, de plus en plus fortes, entraînant avec eux un nombre toujours plus important de nos camarades antifascistes qui en d’autres temps n’auraient pas succombé à la tentation.
A leur retour, j’eus les impressions de quelques-uns. Par eux, je connus très peu de détails sur la vie politique en Espagne, dans le même temps j’en avais appris plus qu’eux en restant en France, mais par contre, ils me confirmèrent la beauté des cathédrales, le mauvais état des routes, le bon marché des auberges. Quelques-uns avaient pensé à aller rendre un hommage – muet – à Guernica. Eux, mes camarades, s’étaient en somme comportés comme les autres touristes, en hôtes bien élevés et prudents, ils avaient bien profité de leurs vacances, un nombre respectable de photos en faisait foi.
Au travers de leurs récits, les désirs qui quelquefois m’assaillaient s’envolèrent définitivement et je « voyais » ceux qui, là-bas en 1936, tentaient avec leur corps de faire un barrage au fascisme envahissant ; je « voyais » ceux qui furent reçus dans les camps en France, puis allèrent crever lentement à Mathausen, et tous les autres qui, depuis, ont été pourchassés, emprisonnés, torturés, assassinés.
Visiter l’Espagne, n’était-ce pas d’abord être l’hôte de Franco, l’hôte volontaire ? N’était-ce pas le reconnaître, l’accepter, renier – peu ou prou – la cause de tous les martyrs ? N’était-ce pas aussi, puisque le peuple d’Espagne est misérable, profiter de sa misère pour passer des vacances à bon compte ?
Oui, je sais, on m’a dit entre autres choses : « ... puisque les hommes n’ont pas pu, que les démocraties n’ont pas voulu libérer l’Espagne, l’assaut des touristes va, par la force des choses, d’une part insuffler quelque relent de liberté, et d’autre part apporter une relance économique. » Le tout profitera à la population.
Hélas, depuis cinq ans, consécutivement, les touristes sont de plus en plus nombreux en Espagne et la situation économique – du travailleur espagnol – n’a fait que se dégrader. Par contre, cette intrusion massive de visiteurs a obligé à des investissements nouveaux et importants, la grosse majorité des capitaux apportés par la finance internationale. L’Espagne est devenue ainsi un secteur économique à conquérir et le Galicien Franco se frotte les mains. En effet, ce regonflage par le haut, lorsqu’en 1962 la situation dans ce domaine était désespérée, n’a fait que consolider son pouvoir politique. On peut ainsi dire que chaque touriste ou vacancier qui a passé ses congés en Espagne ces dernières années est en partie responsable de ce replâtrage.
Quant à la liberté !... Certain régime qui s’étiquette républicain et laïque de surcroît « octroie » une liberté toute relative à ses citoyens, relative au régime clérico-fasciste d’outre-Pyrénées sans aucun doute. Pour faire plaisir aux « démocraties », Franco a doté l’Espagne de lois sur la presse. Jusque là, c’était le règne du bon plaisir. Aujourd’hui, la loi est au service des juges et ces derniers au service de Franco. Depuis sa mise en application, le 9 avril 1966, les condamnations pleuvent sur la presse espagnole beaucoup plus qu’avant. Par ce moyen et avec le concours de la hiérarchie catholique, le Caudillo essaie de juguler l’aile gauchisante de l’Eglise qu’il ne pouvait atteindre dans le passé à cause des dispositions du Concordat.
Quant aux vrais militants syndicalistes, quant aux ouvriers de la révolution passée et à venir, ils risquent tous les jours les douze balles ou le garrot, toujours avec la très sainte et apostolique bénédiction de l’Eglise.
Non, décidément, je n’irai pas en Espagne sous Franco.

André ARRU


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