Extraits de correspondances
Aristide Lapeyre/André Arru (1)
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 3 janvier 2011

par SKS

Ces correspondances figurent dans la biographie d’André Arru [1] parue en 2004. Sur Aristide Lapeyre on pourra lire, entre autres :

 "Parmi les penseurs libres : Aristide Lapeyre" http://penselibre.org/spip.php?arti...

 La notice d’Ephéméride anarchiste http://epheman.perso.neuf.fr/mars23...

Aristide Lapeyre

André Arru, le 4 décembre 1950, à Aristide Lapeyre :

« Mon Cher Ami,

Il y a longtemps que je veux t’écrire, longtemps, longtemps… Puis j’ai espéré que nous pourrions bavarder assez longuement au congrès… et comme j’aurais du m’y attendre, nous n’avons pas pu le faire… Depuis j’attendais une occasion, elle se présente, tu vas subir une petite avalanche de mots, tant pis pour toi mais j’ai l’occasion d’ouvrir quelques écluses.

D’abord l’occasion…

Tu trouveras inclus le double d’un article dont l’original part à PARIS pour insertion sur le LIEN. Je suis allé à Paris il y a une dizaine de jours, j’ai soumis l’idée au C.N., les copains l’ont trouvée bonne, ils ont seulement peur des réactions des « purs », c’est pour cela qu’ils ont voulu que je la présente moi-même, ils ajouteront du reste leur appréciation ; ils aimeraient et moi aussi du reste que tu leur communiques la tienne pour la passer également dans le Lien.
Il va sans dire que je ne te demande pas une approbation si l’idée et la pratique te paraissent mauvaises, ne me ménage donc pas si tu trouves quelque chose qui ne colle pas. Moi j’ai retourné l’idée dans tous les sens, il me semble qu’elle peut donner un excellent résultat.
Communique au plus tôt et directement au C.N. ton appréciation pour que, si l’idée est bonne, on puisse agir au plus tôt, surtout sur le plan consultation des autres organisations.

Voilà c’est tout, à présent j’ouvre les écluses.

D’abord quelques nouvelles de Marseille. Le groupe est en complète déconfiture, aucun élément sérieux ne veut s’en occuper. Carlos a organisé un cours de militant qui est suivi assez régulièrement par 20 à 25 éléments. Je ne sais pas comment il le fait, nous sommes tellement opposés comme esprit que je préfère me tenir éloigné de la question, je risquerais de flanquer tout par terre et je considère qu’il vaut mieux un mauvais cours qui est encore une forme de propagande que pas de cours du tout. Tony lui fait un cours de musique et réussit à grouper quelques jeunes, mais cela ne va pas plus loin que la musique… La C.N.T. elle, cherche tous les moyens pour nous démolir, mais ce sont eux qui ne sont plus que quelques pelés. Les espagnols, n’en parlons pas, nous vivons dans le même local, mais nous nous ignorons complètement ? Les italiens eux s’occupent de créer une C.N.T. en Italie !!!

Tu vois, le tour d’horizon n’est pas brillant et je t’assure que je ne pousse rien au noir.

Dans la région il ne reste plus qu’un groupe actif à Nice, tout le reste a presque entièrement disparu.

Devant cette situation et après notre triste congrès, j’étais, je t’assure, complètement découragé, presque décidé à tout lâcher, à devenir un figurant et pour m’aider dans cette décision j’avais mon travail de représentation, qui m’absorbe de plus en plus.

Peu à peu la réflexion aidant, le courage m’est revenu, mais j’envisage ma tâche sous un autre angle et peut-être n’es-tu pas tout à fait étranger à ma conception actuelle de l’avenir et du travail que nous avons à faire. Tu as toujours un peu été une énigme pour moi, et c’est à la lumière de l’expérience acquise qui me fait comprendre ton comportement que je crois pouvoir définir ainsi : semer et attendre la récolte ; cette dernière ne sera bonne que si le terrain est bon, la graine bonne, les engrais bons ; la plante ne sera toujours que ce qu’elle peut être. Indiscrétion : Est-ce que je me trompe ?

En tout cas c’est ce que je crois pour le présent le mieux à faire : semer, semer, semer et attendre la récolte. Nous ne verrons certainement pas grand-chose de grandiose dans notre vie, mais nous pouvons partir du principe que rien ne se perd et que dans une certaine mesure notre propagande et notre exemple serviront à quelque chose.

Dans l’immédiat il nous faut agir surtout parmi nos camarades et essayer de leur faire trouver une personnalité que la plupart n’ont pas. C’est avec une certaine nostalgie que je me souviens de mes débuts dans l’anarchie avec Serge, Fernand Picot, Maurice et autres, dans cet individualisme militant qui formait l’individu, le moi, avant d’essayer de former les autres, c’est cet individualisme qui m’a amené au groupe, mais avec une individualité propre ; et je constatais avec un bon copain de Paris que ce sont surtout les camarades formés par l’individualisme qui ont tenu le coup contre vents et marées. Armand a bien été critiqué par les communistes anarchistes, mais il lui serait peut-être assez facile de prouver que c’est grâce à sa propagande que la F.A. tient debout puisque beaucoup de ceux qui ont subi son influence première en sont les piliers.

Je reviens donc un peu à mon point de départ, mais avec toutes les leçons de dix-sept ans d’expérience et je crois avoir à présent dépassé le cap des désespoirs ainsi que celui des grandes illusions, et je ne crois pas être présomptueux en l’avouant.

Je me remets donc à la tâche avec joie, puisque je crois avoir encore trouvé quelque chose d’utile à faire.

Petite nouvelle : j’ai été l’autre jour arrêté à Vichy, étant encore inscrit sur le bulletin de recherches au sujet de mon insoumission… 8 heures passées au commissariat pour être en définitive relâché avec des excuses…

J’ai reçu il y a longtemps une lettre… (Non rien au fait, je te le dirai de vive voix à l’occasion).

C’est tout pour le moment, j’espère que tu trouveras le temps de m’écrire et de me dire ce que tu penses de tout cela.

Le C.N. à Paris a l’air de bien s’entendre. Que penses-tu de l’appel fait en première page du LIB cette semaine ? Mes amitiés à tous, Laurent, Paul, Odette, Anette et pour toi un « abrazo afectuoso » et un boisseau de bises de Monette. »

Aristide Lapeyre, le 19 août 1951, à André Arru :

« Mon cher ami,

Il n’y a de désillusion que pour s’est illusionné, aussi, mon ami, je te comprends. Nous voulions la paix ; nous avons eu la guerre ; nous voulions la Révolution ; nous ne sommes qu’une poignée qui ne va pas à dix mille … mon ami, je te comprends.

Mais voilà, je continue. Je continue à détester la guerre et à penser qu’elle disparaîtra ; je continue à croire à la Révolution Sociale et je travaille à tuer la guerre et à faire la Révolution Sociale. Et même, je n’ai pas eu un seul instant l’impression que j’avais, dans le passé, perdu mon temps.

Je n’ai pas atteint mon but ? Si ! Je n’ai pas atteint le but que les autres s’assignaient sans doute. Les autres qui voulant la fin n’en voulaient pas les moyens. Pour moi, il n’y a pas de but, mais une marche vers quelque chose d’illimité ; une marche qui se heurtant à des obstacles peut zigzaguer, parfois se ralentir ou se hâter ; mais une marche qui tient compte de l’état de la route.

Quand il y a eu la guerre, je l’avais combattue sans merci ; j’en avais parfois annoncé l’impossibilité, mais toujours en expliquant pourquoi et comment. Je savais bien que ces « comment » étaient improbables, mais je savais aussi qu’en les faisant connaître, en attirant l’attention des auditeurs sur tel ou tel geste, je faisais naître telle idée. Non pas chez tous, hélas ! Je savais aussi que le résultat dépendait d’un certain nombre d’autres facteurs qui ne dépendaient pas de moi ni, généralement, de mes auditeurs. Ce ne sont pas ceux qui m’ont écouté qui ont failli. Les facteurs que je savais indéterminés encore, ont joué contre nous ? Mais la guerre a eu un caractère bien particulier et je sais que nous en avons eu notre part. Non, nous n’avons pas perdu notre temps.

Je peux te dire cela de la Révolution Sociale.

Et je suis heureux, bien heureux, de ce paragraphe de ta lettre du 4 déc. 1950, que je transcris :

« Tu as toujours été un peu une énigme pour moi et c’est à la lumière de l’expérience acquise qui me fait comprendre ton comportement que je crois pouvoir définir ainsi : semer et attendre la récolte ; cette dernière ne sera bonne que si le terrain est bon, la graine bonne, les engrais bons ; la plante ne sera toujours que ce qu’elle peut être. Indiscrétion : Est-ce que je me trompe ? »

Oui, en gros, c’est bien cela. Tu as vu juste. C’est bien là mon œuvre et bien ce que je pense. Et c’est pour cela que tous les instants de ma vie préparent partout, chez moi et chez tous, du mieux. Quand arriverons-nous ? Immédiatement, à ce que nous voulons et pouvons ; jamais à ce que nous voudrons. Plus de santé, plus de bien-être, plus de liberté, plus de science, plus d’amour, à tout instant. Evolutionnisme ? Révolutionarisme ? Des mots ! Toujours plus de joie pour tous, joie collective ou joie partagée : la conception anarchiste.

Alors, individualisme ? Communisme ? Des mots !

Mais il faut des mots, des mots-drapeaux, car la culture individuelle, intensive, ne doit pas faire oublier les vastes domaines et la culture extensive qui leur convient.

* Je n’ai pas été au congrès de Lille. Les échos que j’en ai eu montrent un congrès toujours flottant, cependant un peu mieux que celui de Paris. Les équipes sont toujours jeunes, avec une formation ambiguë et l’esprit de Parti. Les événements qui sont de terribles compagnons les amèneront à se mieux situer. Seulement je crains un peu que la perte de leurs certitudes ne les éloigne à jamais. Il en restera toujours quelques-uns, les meilleurs. Le mouvement ne sera jamais que de minorités. Mais il ne faut pas penser que nous pouvons nous payer le luxe de dévorer les hommes comme le parti communiste n’a pas cessé de le faire depuis sa formation. On peut dire que le mouvement anarchiste est ailleurs qu’à la F.A. ; mais la F.A. est absolument indispensable au mt A. et si « imprécis » qu’il soit, Le Libertaire n’en joue pas moins un grand rôle. C’est malheureusement ce rôle que ne comprennent pas les équipes F.A. et hélas ! non plus les militants les meilleurs qui ne sont pas là.

L’année prochaine, le Congrès a lieu à Bordeaux. Il faudrait y être. Cette fois plus nombreux, les groupes du midi pourraient enfin donner un vrai congrès anarchiste. Y seras-tu ? J’insisterais si je pensais que c’est nécessaire. Tu sais combien je te verrai avec plaisir.

Aujourd’hui je ne reprends pas tous les termes de tes deux lettres ; j’ai de plus en plus de travail et j’expédie mon courrier en renvoyant toujours au lendemain la lettre que je voudrais plus longue… mais nous reprendrons notre conversation.

* As-tu des adresses de Toulon ?

* Pour les ??? (1) j’ai encore tous modèles, mais si le copain faisait un nouveau tirage je serais preneur, à condition, comme il me l’avait dit un jour, que ce soit plus épais ; cela casse trop facilement et, d’autre part, cela faisait un peu camelote. Cependant, que de services cela a rendu ! Et aussi que d’inconscientes qui ne savent pas être heureuses !

J’ai eu de tes nouvelles ces jours-ci à Nîmes… J’espère bien vous voir cet hiver.

Bien affectueux baisers…….. et à toi.

Aristide

(1) Gribouillis intraduisible… sauf pour le lecteur averti qui, vu le contexte, lit « pessaires ».